LA RELIGION: D’OÙ VIENT-ELLE, OÙ VA-T-ELLE?

La religion : d’où vient-elle, où va-t-elle ?

Entretien avec José Arregi – Propos recueillis par Régine et Guy Ringwald.

C’est un fait d’observation que tous les peuples, à toutes les époques, ont eu des religions. À quel besoin cela répondait-il ? Il est peut-être hasardeux d’affirmer que tous les peuples, à toutes les époques, ont eu des religions… Les restes les plus anciens de notre espèce humaine Sapiens, trouvés au Maroc il y a seulement deux ans, datent d’il y a 300 000 ans. Mais nous ne savons rien sur les manifestations dites « religieuses » de l’humanité pendant plus de 200 000 ans.

Elles apparaissent – cela est révélateur – liées aux vestiges culturels les plus anciens de notre espèce : des enterrements rituels qui datent d’il y a quelque 70 000 ans, et qui ont un caractère étonnamment symbolique. Le cadavre est placé en position fœtale (comme s’il allait renaître), sur une souche de pétales (comme si elles gardaient une semence), saupoudrée d’ocre (comme si le sang allait lui redonner la vie). Il s’agit là de gestes vers la transcendance, rendus possibles par l’augmentation du volume du cerveau – jusqu’à nos 1500 cm3 – et surtout par son niveau de complexité. Ces enterrements révèlent que ces ancêtres devinent une certaine « vie au-delà », « voient » l’invisible dans le visible.

Ils se sentent en quelque sorte « reliés » à une réalité plus grande et impérissable, à la Terre Mère, d’où tout vient et où tout revient, la Terre Mère qui les engendre, les nourrit et qui, quand ils meurent, les reçoit dans son sein comme semence. Leur esprit est ouvert à un Mystère, à un Absolu qui les entoure, qui les protège et qui en même temps leur fait peur. La confiance et la peur, projetés à l’Infini, vivent ensemble dans le cerveau humain.

On pourrait dire que ces ancêtres avaient un certain sentiment « religieux ». Mais le sentiment « religieux » n’est pas une « religion », c’est-à-dire un système élaboré de croyances, normes et rites. Les humains vivaient dans des groupes réduits, nomades, sans rapports sociaux compliqués ; ils n’avaient donc pas besoin d’institutions sociales complexes ni de mythes fondateurs, codes ou rituels, élaborés pour garantir l’ordre établi.

Et les religions, quand auraient-elles surgi ?

Un changement culturel et religieux, profond, s’est produit avec la révolution néolithique, suite à l’invention de l’agriculture et de l’élevage. Cette révolution culturelle et religieuse est née dans le « Croissant Fertile » (de la Perse à l’Égypte), et en Chine vers 10 000 ans avant notre ère. Les groupes humains se développent et se sédentarisent ; bientôt se forment des villages et, au cours des millénaires, seront bâties de grandes villes (Jéricho en Palestine, Uruk en Irak, Biblos au Liban, Argos en Grèce, Mohenjo Daro en Inde, Taosi en Chine, etc.).

C’est alors que se constituent des « peuples », des royaumes, et des empires, les soi-disant « civilisations » avec leurs langues et leurs cultures propres, leurs institutions sociales, leurs contraintes, inégalités et systèmes d’oppression, leurs armées, leurs guerres. Quand les humains sont devenus maîtres de la nature, il se sont rendus esclaves les uns des autres…

Et c’est alors que se forment aussi, vers 3000 av. J.-C., les premières religions au sens propre, avec des mythes et des croyances, des codes, et des rituels de plus en plus élaborés et complexes. C’est alors aussi que sont nées les divinités faites à l’image humaine, douées de psychologie, d’émotions et de conduites humaines. Les religions sont des formations culturelles. Et toujours ambiguës. Le meilleur et le pire, les fonctions humaines les plus sublimes, et les perversions les plus inhumaines, s’y mêlent.

Revenons, donc, à la question de fond : à quel besoin répondaient les religions ?

Si les religions se sont formées dans les sociétés complexes de l’époque agraire, c’est que ces sociétés en avaient « besoin ». Ces sociétés-là avaient besoin de mythes ou de « récits » fondateurs, d’une cosmovision sûre, d’une vérité indiscutable, d’un code éthique incontestable et de rites. Cela devait garantir le sentiment d’une identité partagée, la cohésion sociale, l’harmonie intérieure des personnes dans l’harmonie sociale ou politique. Et si ces religions ont perduré des millénaires, c’est qu’elles ont su s’adapter à ces besoins, et ont rempli une fonction. La loi fondamentale de l’évolution de la vie s’applique aussi aux religions, comme à toutes les institutions culturelles : seules les formes adaptées réussissent.

Mais il arrive souvent, trop souvent, qu’une religion établie se renferme sur soi, sur ses intérêts institutionnels, contraires au bonheur personnel et collectif, ou qu’elle s’attache à des langages ou à des formes d’un passé révolu, croyant ainsi mieux assurer sa survie, ou qu’elle s’allie aux pouvoirs établis, qu’elle légitime le pouvoir oppresseur comme volonté divine, ou qu’elle encourage la résignation face à l’injustice, dans l’espérance du ciel… l’opium du peuple. Mais la vie finira par réagir contre cette religion pervertie, pour la réformer ou pour s’en défaire.

Serait-ce le cas aujourd’hui ? Les religions (Églises, doctrines, cultes, etc.) sont-elles aujourd’hui quelque chose de ringard, appartenant à un passé révolu ?

Je crois que c’est bien le cas. Et pas par mauvaise volonté des dirigeants des institutions religieuses, mais plutôt par manque de vision historique ou de vision spirituelle, parce qu’ils confondent l’esprit avec la lettre, Dieu avec l’institution, ou le Mystère divin avec des images et des constructions humaines. Tout ce qui a été dit ou que nous disons de « Dieu » est une construction humaine. Tout ce que nous comprenons sur « Dieu » n’est pas Dieu (Saint Augustin).

Mais on ne croit pas ce que l’on veut, mais ce que l’on peut, selon le « croyable disponible » (Paul Ricœur), à chaque époque, dans chaque culture. Or, la vision du monde et de l’être humain, les croyances, les catégories et le langage, les rituels et l’organisation sociale qui soutiennent toutes les religions traditionnelles datent d’environ 3000 ans avant notre ère. Il y a 5000 ans. Un monde tout autre par rapport au nôtre, qui est celui des sciences et de l’incertitude à la fois, du pluralisme, de l’éclatement de la vérité. Nous sommes immergés dans une culture de la connaissance, de l’information et du changement accéléré. Nous ne pouvons plus croire que l’univers a été créé par une divinité extérieure, avec la Terre au centre de l’univers, et l’être humain comme sommet, et l’homme dominant la femme. Nous ne pouvons plus croire en un « Dieu » souverain « Très-Haut » qui commande, châtie et récompense, qui condamne et pardonne, qui élit les uns et rejette les autres, qui intervient miraculeusement dans le monde quand il veut, qui révèle des vérités et des normes immuables, qui établit de son doigt ses représentants sur terre… Nous ne pouvons plus croire en un Dieu qui, au cours de 13,7 milliards d’années d’expansion de l’univers, se serait incarné une seule fois, justement sur la planète Terre, dans la figure d’un homme juif, il y a 2000 ans.

Que reste-t-il alors des religions traditionnelles en général, et du christianisme en particulier ? Il reste l’Esprit en entier, mais l’Esprit exige que la lettre et les formes soient comprises d’une manière accordée à notre cosmologie et à notre anthropologie.

Les religions sont-elles encore vraiment nécessaires pour répondre aux besoins de l’être humain ?

Pendant des millénaires, les religions ont été ou ont cru être le support fondamental du bien-être humain, personnel et social. Ce n’est plus le cas, maintenant. Les besoins les plus profonds continuent d’être les mêmes (bonté heureuse, bonheur solidaire, confiance profonde, paix créatrice, harmonie écologique intégrale, etc.). Les « besoins de transcendance » (sens du Mystère, admiration et respect, confiance vitale fondatrice, sentiment de l’interconnexion de tout ce qui existe) continuent d’être tout aussi essentiels et actuels. Les religions devraient essayer d’y répondre, mais elles ne possèdent plus le monopole de la vérité.

Certes, les religions possèdent un riche héritage millénaire, des maîtres et des maîtresses de vie, des textes pleins d’esprit et de sagesse profonde pour une vie meilleure, mais les formes anciennes parlent un langage que personne ne comprend plus, dans notre société. Et, de toute façon, elles ne sont pas les uniques propriétaires de la vérité et du bien. En fait, l’expérience nous montre que les personnes et les sociétés religieuses ne sont ni meilleures, ni plus heureuses, que les non-religieuses.

Alors, tous ces besoins peuvent-ils être pleinement satisfaits sans recourir à une religion, à un Dieu ?

Les besoins de cette espèce humaine Sapiens, si merveilleuse et malheureuse, si contradictoire, ne peuvent jamais être pleinement satisfaits. Les besoins sont infinis, nos capacités de les combler sont limitées.

Au fond, les religions sont nées de la nécessité de combler ce besoin humain le plus profond : la bonté heureuse. Mais, comme toute organisation et toute institution, l’institution religieuse se compromet inévitablement avec des intérêts institutionnels et elle se pervertit à poursuivre des buts avilis. Une des déformations de la religion, c’est de la convertir en « moyens pour », en recours pour obtenir quelque chose. Alors, elle perd son véritable sens libérateur. C’est ce qui arrive avec Dieu. Un Dieu qui sert pour expliquer le monde, fonder l’éthique, ou légitimer le pouvoir en place, est toujours une idole fabriquée par l’homme. L’être humain doit se libérer du « Dieu » fonctionnel, pour se laisser guider par le Mystère indicible et insaisissable qui l’habite, par l’Esprit sans nom qui souffle dans tous les êtres. Pour cela, il n’est point nécessaire de parler de « Dieu ».

Étant donné l’état des religions chrétiennes aujourd’hui, le message de l’évangile a-t-il besoin d’une religion structurée ?

Il me semble évident que non. Rappelons la parabole du bon Samaritain (Lc 10) : le prêtre et le lévite, fonctionnaires de la religion « véritable », quand ils voient le blessé au bord du chemin, « passent à bonne distance ». Le samaritain, jugé comme païen ou tout au moins comme hérétique, en voyant l’homme blessé, se laisse porter par ce qui l’habite au plus profond : compassion et pitié.

Ou rappelons les mots que, selon le quatrième évangile, Jésus adresse à la femme, samaritaine elle aussi, qui l’interroge sur le lieu du culte véritable : « L’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne, ni à Jérusalem, que vous adorerez le Père (…) ». « L’heure vient – et maintenant elle est là – où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité » (Jn 4, 21-23). Ou encore les mots de Jésus à Nicodème : « Le vent [l’Esprit] souffle où il veut » (Jn 3, 8).

Le grand défi spirituel de nos jours, c’est justement de chercher des voies pour apprendre et enseigner une spiritualité laïque à une société qui ne se reconnaît plus dans aucune religion, mais qui a besoin de vivre une vraie spiritualité, autrement dit, une vie de « qualité humaine profonde ».

Alors, les religions vont-elles disparaître ?

Tout ce qui apparaît disparaît. C’est la loi de la vie. Et il se pourrait bien que nous soyons au début de la fin des religions. En Europe, le processus est très avancé, et il semble imparable. Stephen Bullivant, dans son étude Jeunes adultes européens et religion (2018), soutient que la « religion en Europe est en train de mourir ». En ce qui concerne la France, Guillaume Cuchet a publié un libre qui s’intitule Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement (2018).

Source : https://africa.la-croix.com/jeunes-europeens-de-plus-plus-loin-religions/

Le jour où la population du monde aura en majorité un grade universitaire – aujourd’hui ne le possèdent que 7 % de la population mondiale, et 50 % des Européens –, les religions traditionnelles ou bien disparaîtront, ou bien auront à se transformer profondément.

En réalité, c’est un processus qui vient de loin : vers le VIe siècle av. J.-C., une véritable révolution globale, philosophique, éthique et religieuse s’est produite depuis la Chine (Confucius et Laozi) jusqu’à la Grèce (Pythagore, Héraclite, Socrate), en passant par l’Inde (Bouddha, Mahavira), l’Iran (Zoroastre) et Israël (Isaïe, Jérémie, Ezéchiel). C’est l’époque que Karl Jaspers [1] désigne sous le terme de « période axiale ». Ce large mouvement, au-delà des croyances, des rites et des institutions religieuses, vise l’expérience mystique, la libération de l’ego, la pratique de la justice. Au fond, ce qu’aujourd’hui on appelle la « spiritualité laïque ».

D’aucuns parlent de « deuxième période axiale » à propos de notre époque, et il ne semble pas inexact de considérer le changement actuel de paradigme comme aboutissement de celui qui eut lieu il y a quelque 2500 ans. Mais la métamorphose culturelle et religieuse de notre temps est bien plus radicale que celle de la première « période axiale ».

Personne ne connaît l’avenir. Mais il ne me paraît pas exagéré de dire que le paradigme dualiste (matière-esprit, transcendance-immanence), dogmatique, ritualiste, hiérarchique et clérical, ainsi que l’image théiste d’un « Dieu personnage » séparé du monde, n’est plus soutenable pour la presque totalité de la population de nos pays européens occidentaux. Et je crois que, à court ou moyen terme, la diffusion de la vision scientifique du monde amènera la crise globale des religions traditionnelles.

Les institutions religieuses ne devraient pas s’opposer à ce changement de paradigme, au passage vers un temps post-religieux et post-séculier, vers une nouvelle ère, spirituelle trans-religieuse. L’Esprit souffle sans cesse en recréant la face de la terre, en inspirant une communauté globale de vie bonne, fraternelle et heureuse. Accueillir ce souffle de l’Esprit et l’incarner, voilà en quoi consiste la spiritualité de la vie, avec ou sans religions.

Note :
[1] Karl Jaspers (1883-1969), psychiatre et philosophe allemand, associé au mouvement existentialiste. Ses travaux ont eu une grande influence sur la théologie, notamment dans l’approche de la transcendance.

(Entretien avec José Arregi. Propos recueillis par Régine Rignwalt)

Dans Les réseaux du PARVIS Nº 96 (janvier-février 2020)

(https://nsae.fr/2020/01/14/la-religion-dou-vient-elle-ou-va-t-elle%E2%80%89/)

(https://www.dropbox.com/s/bz0ybwxhs4rpqo5/Parvis%2096%20La%20religion%20d%27o%C3%B9%20vient-elle%20o%C3%B9%20va-t-ellepdf.pdf?dl=0)