J’écris sur le temps présent

J’écris depuis un naufrage,
depuis un signe ou une ombre,
vide discontinu
qui se remplit soudain d’une lumière menaçante.

J’écris sur le présent,
sur la nécessité de donner un ordre testamentaire à nos gestes,
de transmettre au nom du père,
des enfants du père,
des enfants obscurs des enfants du père,
sa trace sur terre,
au moins une trace de l’amour que nous avons eu
au milieu de la nuit,
des pleurs ou de la flamme qui d’un seul coup élève l’homme
au temps avide du dieu
et rase ses palais, son bétail, ses richesses,
jusqu’au tesson et l’ulcère de Job le volontaire.

J’écris sur le temps présent.
J’écris avec un langage secret,
car qui pourrait déjà nous donner la clé
de ce que nous avons à dire.
J’écris sur le souffle d’un dieu qui n’a pas encore pris forme,
sur une révélation qui n’a pas encore été faite,
sur l’héritage aveugle
qui, de génération en génération, portera notre nom.

J’écris sur la mer,
sur la retraite de la mer qui s’abandonne sur le rivage
des formes pétrifiées
ou les restes palpitants d’autres vies.
J’écris sur la latitude de la douleur,
sur ce que nous avons détruit,
d’abord et avant tout en nous-mêmes,
pour que personne ne puisse construire à nouveau
de telles murailles de haine.

J’écris
sur les ruines fumantes de ce en quoi nous avons cru,
avec des mots secrets,
sur une vision aveugle, mais vraie,
pour laquelle nos yeux ne sont quasiment pas nés.

J’écris depuis la nuit.
depuis la progression infinie de l’ombre,
depuis l’échelle énorme des nombres innombrables,
depuis la lente ascension sans fin,
depuis l’impossibilité de deviner encore la lumière conjurée,
de prévoir la terre, la fin,
la certitude enfin de ce qui est attendu,

J’écris depuis le sang,
depuis son témoignage,
depuis le mensonge, la cupidité et la haine
depuis la clameur de la faim et de l’arrière-monde,
depuis la limite accablante de l’espèce,
depuis l’épée qui peut la blesser à mort,
depuis le vide tourbillonnant d’en bas,
depuis la face de bâtard,
depuis la main qui se referme opaque,
depuis le génocide,
depuis les enfants éternellement morts,
depuis l’arbre blessé dans ses racines,
de loin,
depuis le temps présent.

Mais j’écris aussi depuis la vie,
depuis son cri puissant,
depuis l’histoire,
et non de sa vérité criblée,
depuis le visage de l’homme,
et non depuis ses mots qui s’effritent,
depuis le désert,
car c’est de là que naîtra un cri nouveau,
depuis la multitude qui souffre
la faim et la persécution et qui trouvera son royaume,
car personne ne pourra le leur enlever.

J’écris depuis nos os
que lavera la pluie,
depuis notre mémoire
qui sera le pâturage heureux des oiseaux du ciel.
J’écris depuis l’échafaud,
maintenant et à l’heure de notre mort,
car nous devons être exécutés d’une manière ou d’une autre.

J’écris, mon frère, d’un temps à venir,
sur ce que nous sommes sur le point d’être,
sur la foi obscure qui nous emporte.

J’écris sur le temps présent.

(José Ángel Valente, dans El inocente)

Traduit par Peio Ospital