La foi rayonnante de Dietrich Bonhoeffer (III)

Rose-Marie Barandiaran : N’est-ce pas grâce « au retrait de Dieu » que l’homme se laisse rejoindre par lui ? Pourquoi séparons-nous profane et sacré ? Jésus n’était pas prêtre. Simplement humain. Si nous prenons au sérieux les souffrances de Dieu, si nous veillons avec Jésus à Gethsémani, cela nous aiderait-il à devenir et rester chrétien ?           

José Arregi : L’image du « retrait » est très évocatrice. Mais nous ne pouvons le comprendre ni dans le sens théiste (Dieu crée, se retire, puis intervient occasionnellement) ni dans le sens déiste (Dieu après la création se retire définitivement, devient passif, idée retrouvée chez Aristote et qui culmine dans le déisme éclairé de Voltaire, Rousseau, Montesquieu). L’image du « retrait » de Dieu doit plutôt être interprété dans le sens du tsimtsoum (5) de la Kabbale juive : « l’infini se rétracte » comme la mère qui fait de la place à l’enfant qui grandit en elle. Idée reprise par le Rabbin Ouaknin (6), le philosophe Hans Jonas (7) et le théologien Moltmann. Il est révélateur que le mot hébreu bara, (créer dans la Genèse) signifie « séparer » dans le sens de donner de la place… « Dieu crée le monde comme la mer crée la plage : en se retirant », a écrit le poète Hölderlin. (8)

Mais cette image de retrait divin est encore dualiste : la mère et l’enfant sont deux comme la mer et la plage sont deux. Dieu et le monde ne sont pas deux : Dieu est le cœur de tout ce qui est, le Fond, le Feu, le Souffle qui inspire, la créativité qui anime et relie tout… cela n’a donc aucun sens de « prier » pour que « Dieu » nous vienne en aide. Quand nous nous faisons « prochain » de la personne blessée, Dieu alors se manifeste et se met à grandir comme la meilleure possibilité que nous ayons. Dieu, alors, est notre moi le plus profond que nous avons réveillé. C’est ainsi qu’Etty Hillersum, agnostique mystique (9) a prié dans les mêmes circonstances que Bonhoeffer : « Vous ne pouvez pas m’aider, mais je vous aiderai, mon Dieu. Et ce sera votre façon de m’aider ».

RMB : J’essaie de comprendre : Dieu infini (et pluriel !) se contracte pour laisser la place à la création, il fait le vide ce qui me fait penser à : « la terre était tohu et bohu, une ténèbre au-dessus de l’abîme, mais le souffle d’Elohim planait sur les faces des eaux. » Gn 1,2

On pourrait ajouter : le mouvement des vagues s’apprêtait à accueillir « l’altérité du monde ». En se retirant Dieu laissait quelques émanations de sa lumière qui pourraient être pour nous des éléments de miséricorde à saisir pour un monde meilleur. L’homme n’est pas foncièrement bon, mais peut le devenir, c’est un choix. Je trouve cette version plus intéressante que le péché originel et cela donne à la crucifixion de Jésus un tout autre sens …

JA : La réalité est divine dans tout ce qui la réalise pour le bien commun. Jésus était divin dans son humanité compatissante, attentionnée et engagée. Plus nous sommes humains plus nous devenons divins (libres, bons, heureux, sauvés).

Par conséquent, la « souffrance de Dieu » dont parle Bonhoeffer ne peut être comprise comme la souffrance d’un « Dieu » distinct et extérieur au monde » ; ce serait retomber dans un théisme dualiste grossier. La souffrance de Dieu est la souffrance du monde en son cœur même – de puissance et de patience, d’espérance active, d’action mue par le Souffle – la souffrance d’un monde à la recherche de son plein épanouissement. C’est ainsi que je comprends la vie de Jésus, image et avant-goût du Christ cosmique en devenir dans tous les êtres. Cela nous amène vraiment à dépasser le théisme et le déisme, mais aussi l’athéisme positiviste (10)

RMB : Il fut un temps où l’Eglise était toute puissante dans presque tous les domaines. Selon Dietrich : « La puissance va à l’encontre de la conversion et de la purification. » Aujourd’hui que faudrait-il pour que le discours de l’Eglise sonne juste ?

JA : Bonhoeffer s’est toujours interrogé, et particulièrement les deux dernières années de sa vie en prison, sur la place que peut avoir l’Eglise dans un monde areligieux, et sur la forme qu’elle devrait y prendre. Mais il n’a pas eu le temps de préciser les caractéristiques qui seraient celles d’un visage adulte de l’Eglise.  Malgré cela, les critères fondamentaux pour cette réalisation sont clairs :

  • L’Eglise doit cesser de se considérer comme « religieusement privilégiée », elle doit appartenir pleinement au monde ».
  • Elle ne doit plus se présenter comme la médiation nécessaire entre Dieu et l’humanité.
  • Elle doit cesser de prêcher « le besoin humain de Dieu » pour justifier ses services religieux.
  • Sa place n’est pas là où l’humanité échoue, mais au milieu du village, comme Jésus, là où se jouent les joies et les drames, les fêtes et les luttes du peuple.
  • Elle doit renoncer à proposer doctrines, croyances et normes et encore moins prétendre avoir le monopole de la vérité et du bien ; au contraire, offrir une parole humble et un témoignage et donner ainsi une inspiration et une âme pour vivre.
  • Elle doit parler de Dieu avec le langage du siècle.
  • Ne pas se préoccuper de sa propre conservation en tant qu’institution, mais de sa propre transformation et surtout de celle du monde.
  • Et la première condition : abandonner le registre du pouvoir, de la domination et de la supériorité et qu’à cette fin, tous les vestiges cléricaux et hiérarchiques disparaissent de son organisation interne.

Le jeune théologien emprisonné ne pouvait pas aborder toutes les questions que soulèvent de tels critères.  De toutes façons, Le chrétien reste un être social, et toute communauté vivante, comme tout être vivant a besoin d’une forme : espace de prière et de réflexion, espace personnel d’intériorité et de méditation sans oublier la méditation à empreinte chrétienne et théiste. Questions vivantes non négligeables pour de nombreux chrétiens en transition…

RMB : Allons au cœur de la perplexité religieuse de notre monde actuel : de quoi doit vivre l’Eglise pour être un témoin authentique du message dont elle est dépositaire ?

JA :  Si elle veut être le sel de la terre, le levain, l’encouragement pour la grande majorité des femmes et des hommes d’aujourd’hui qui sont très éloignés des croyances, des pratiques et aussi des codes de morale imposés, elle doit les inviter à laisser derrière eux la lettre qui tue alors que l’Esprit est souffle, largeur, vie. L’Eglise doit vivre et faire vivre la grâce et la libération par l’Evangile de Jésus relu dans nos langues et paradigmes d’aujourd’hui.

Et ce que vivent les chrétiens, ils doivent l’offrir à tous les autres – chrétiens ou non chrétiens, religieux ou non religieux -. En recevant des autres et en offrant aux autres esprit, vie, encouragement, inspiration pour une transformation personnelle et politique. La vie commune de la planète et de l’humanité est en jeu.

L’Eglise ne doit pas nécessairement se défaire de ses « mythes » fondateurs, écritures, symboles et rites. Jésus était religieux et théiste mais il a enseigné à ne mettre aucune « tradition humaine » (Mc 7,8) au-dessus de la vie.  Son seul absolu était la confiance profonde, la communion ouverte, la compassion guérissante, la solidarité libératrice, le fait d’être « pour les autres ». Il est donc aussi le seigneur des non-religieux : il peut les inspirer…

Le pasteur Dietrich Bonhoeffer tout en étant critique vis à vis de la religion et conscient de l’éloignement des fidèles, n’a jamais renoncé ni avant ni après son arrestation aux formes et expressions de sa foi : En fait, sur l’échafaud, devant la potence, il s’est agenouillé et a prié…

(À suivre)

Rose-Marie Barandiaran – José Arregi

Publié dans GOLIAS Magazine nº 211, Juillet-Août 2023, pp. 26-29)