LA QUESTION DE DIEU

José Arregi  nous invite à nous replonger dans cette immense question…

 Rose-Marie Barandiaran : José Arregi, on ne vous présente plus au lecteur de Golias. Toujours disciple de François d’Assise, toujours théologien mais, comme aurait dit le Pasteur Roger Parmentier, « Non aligné»,  expression qui évoque davantage une aventure que le droit fil de la doctrine.  Vous sentez-vous solidaire  des  200 voire 300 théologiens  rejetés par L’Eglise officielle ?

José Arregi :

Je ne peux me comparer à eux et de loin, mais je me solidarise profondément avec eux tous. En se risquant à se sentir souvent perdus, sans chemin tracé, à ne pas être compris y compris d’eux-mêmes, et en s’exposant à être expulsés de leur foyer, ils  ont honoré plus que personne la mission de la théologie : libérer l’Esprit du « sédiment de vérités », libérer Jésus et sa bonne nouvelle de la littéralité de  dogmes qui nous sont devenus incompréhensibles, réinventer le mot « Dieu », pour qu’il continue à  nous ouvrir à l’Infini. Je les honore et les remercie profondément. Si  ce n’avait  été grâce à eux, je pourrais difficilement dire aujourd’hui « je crois, Seigneur, augmente ma foi ».

R-MB : Avant de commencer cette entrevue, après la lecture de votre texte « Il est encore question de Dieu », j’avais tout simplement le désir, « dans l’infinie beauté d’un matin d’automne de m’asseoir auprès du ruisselet paisible, d’écouter chanter le rouge-gorge » et de laisser libre cours à  la contemplation. L’automne, c’est souvent ce que vous évoquez : un jeu de nuages, de lumière et d’ombre… Les hirondelles étant  déjà parties…Mais Dieu toujours là, car s’il était véritablement mort,  comme Nietzsche l’a annoncé, que nous resterait-il ?

 José Arregi :

 Nietzsche n’annonça pas à proprement parler la mort de Dieu, mais la mort de « dieu », de « l’être absolu » construit par la pensée humaine dans son besoin d’explication ou son besoin trompeur de se soumettre à un pouvoir supérieur. Son attaque virulente et corrosive ne se dirige pas contre le Mystère « dans lequel nous vivons, nous mouvons et existons » (Act.17, 28), mais contre l’idole divine fabriquée par les diverses philosophies et religions, en particulier par le rationalisme de la philosophie occidentale et par le moralisme de la religion chrétienne. Il est bon de faire une lecture mystique de Nietzsche. Il fut un mystique négatif et tragique, mais un mystique. En  tout cas, quand « dieu » meurt, il reste « Dieu », l’Infini. Ce qui meurt, ce sont nos concepts et nos images, nos illusions et nos peurs. Ce qui meurt, ce sont nos projections. Ce qui n’est pas Dieu meurt, l’idole que nous avons fabriquée, et cela est bon de le laisser mourir, parce que le dieu que nous fabriquons finit par nous opprimer. Ce qui est ne meurt pas : l’Infini, la Profondeur, la Réalité, la Beauté, la Tendresse. Le Mystère infini dans la particule de l’atome, dans le chant de l’oiseau, dans le solo du violoncelle, dans le regard plein de bonté, dans la supplique du réfugié.

R-MB : Votre texte, vos références, celles de Manuel Fraijo, vont, je l’espère, me guider dans cet immense débat que soulève la question de Dieu. Le philosophe Feuerbach  déclare : « Dieu fut ma première pensée, la seconde la raison, et  la troisième l’homme ». Au cours d’une conférence à Toulouse, vous nous avez dit  avoir traversé trois étapes théologiques  au cours de votre vie.    Je pense que vous allez reformuler la déclaration  de Feuerbach pour nous mettre dans la confidence de votre cheminement ?

José Arregi :

Quand j’ai parlé des trois étapes de ma vie, je ne me référais pas à Feuerbach, mais aux trois cultures et « paradigmes» – cadres d’interprétation – où j’ai dû vivre et dire ma foi en Dieu : le paradigme prémoderne, moderne et postmoderne. Je suis né en 1952, dans une pauvre ferme basque : l’image de Dieu et du monde – tout comme la manière de vivre – était pratiquement la même que celle de milliers d’années auparavant, une image dualiste propre à une culture agraire : Dieu et le monde, le sacré et le profane,  l’en-deçà et l’au-delà… Etre franciscain et prêtre était la plus haute aspiration. A partir de 17 ans, pendant que j’étudiais la philosophie et la théologie au Séminaire franciscain, j’entrai de plein fouet dans la seconde étape, celle de la foi éclairée par la modernité : j’eus à affronter Feuerbach, Marx, Nietzsche…, et essayer de rendre compatibles la foi et la raison, tâche difficile. Mes années à l’Institut Catholique de Paris (1982-1986), avec d’excellents professeurs comme Claude Geffré et Jean Greisch, m’aidèrent à cela ; mais il persistait un dualisme de fond : Dieu-monde, foi-raison, christianisme-autres religions… Pendant que je travaillais à la thèse sur la relation  entre le christianisme et les autres religions selon Hans Urs von Balthasar, je perçus que le modèle inclusif-exclusif de von Balthasar- pratiquement Barthien- me faisait déboucher sur une impasse. Pour lui, seul Jésus en tant qu’homme historique, particulier, limité, est la pleine révélation et incarnation de Dieu dans l’histoire du cosmos, et toutes les autres religions possèdent dans le meilleur des cas des vérités partielles. Ce modèle m’étouffait, mais je n’en avais pas d’autre. Je le vécus mal. Devais-je abandonner la thèse ? Je trouvai  un certain appui chez von Balthasar lui-même, dans la relation qu’il établit entre le christianisme et le judaïsme : le judaïsme ne peut être réduit au christianisme, affirme-t-il. Je me proposai  d’appliquer ce modèle d’irréductibilité à toutes les autres religions, même si le théologien suisse s’y opposait frontalement, comme il me le fit entendre lors d’une rencontre que j’eus avec lui un peu avant sa mort en 1988. Mais je poursuivis mon projet, en faisant prendre à ma thèse un tournant considérable, et  en entreprenant une lecture critique de von Balthasar. J’adoptai un paradigme interreligieux pluraliste, fus amené à un horizon trans-religieux de la spiritualité, à une image non-duelle de Dieu… Et  j’en suis là. Trois paradigmes dans une vie, c’est beaucoup, mais c’est la chance de l’exode qu’il  a été donné de vivre à beaucoup de  notre génération.

R-M B : Commençons par les premières difficultés que nous allons rencontrer: L’existence de Dieu : oui ou non ?  Si  Dieu « oui », à quelle image ?  Son Mystère et la fragilité de la foi. Pourquoi est-il difficile de « croire » à l’existence de Dieu ?  Quels philosophes et théologiens choisiriez-vous  pour illustrer cette difficulté, cette  dialectique ?

José Arregi :

 Pendant mes années de philosophie et de théologie dans nos centres franciscains de Olite Navarre et du Pays Basque (1969-1976), la grande question pour moi et mes camarades était celle-ci : Dieu existe-t-il ? L’essence de Dieu nous pensions déjà la connaître : un être spirituel suprême, créateur, révélateur et sauveur des pécheurs repentis, grâce à la mort de Jésus ; nous cherchions « des  raisons de croire » en son existence. Je garde  vive la sensation de profonde déception que me laissa l’étude et la presque mémorisation d’un gros livre : «  Raisons de Croire ». Tout était aussi clair et  logique qu’abstrait et vide. Démonstrations logiques d’idées mentales. Dans cette friche rationaliste, je lus Hans Urs von Balthasar et  je fus ébloui par sa passion, son style littéraire brillant, son sens esthétique, sa profondeur mystique, ses vastes références philosophiques, son immense culture, sa revendication de l’espérance en un salut universel : « Seul l’amour est digne de foi ».  Plus tard à Paris, je découvrirais ses limites, son exclusivisme christiano-centrique, son alignement postconciliaire avec le secteur ecclésiastique le plus conservateur. Rahner continuait à me paraître trop dépendant du langage formel scolastique et dogmatique. C. Geffré nous fit étudier à fond « Dieu mystère du monde », de E. Jüngel, une œuvre extraordinaire qui montre comment la pensée occidentale depuis Platon jusqu’à Descartes a  fait de Dieu un recours, un fondement, une cause explicative… Jusqu’à ce que la modernité prit conscience  que ce « dieu » était une construction mentale. Le Jugement de Nieztsche n’est pas seulement raisonnable mais pieux : ce « dieu est mort ». Il faut revenir au mystère de Dieu au-delà du théisme et de l’athéisme, au-delà du « dieu-cause », du « dieu nécessaire » comme raison explicative. Durant mes premières années de professeur de théologie, E. Schillebeeckx, Hans Küng, J. Moltmann, J. Sobrino et L. Boff furent ceux qui m’éclairèrent le plus. Au début des années 90, un auteur belge peu connu, A. Gesché, me fascina : un dieu hors du monde, un dieu séparé, nous a amené à un monde sans Dieu. Mais en toutes ces années – dans ma « troisième époque » – ce fut Raymond Panikkar l’auteur qui m’ouvrit les horizons et chez qui je trouvai formulé le paradigme dont j’avais besoin : non-dualité de Dieu, théologie ou philosophie mystique transreligieuse, christologie cosmique et universelle, sécularité sacrée, expérience de Dieu comme expérience de la  vie. Il ne s’agit pas de « croire » en «  dieu » comme être suprême, mais de vivre profondément, simplement vivre.

R-MB : Le Catéchisme de L’Eglise Catholique (C.E.C) donne des preuves  de l’existence de Dieu en lien avec la Raison. Les avez-vous gardées dans  l’évolution de votre foi ?

 José Arregi :

La théologie du Catéchisme est entièrement dogmatique. Un positivisme dogmatique, qui se limite à exposer les dogmes  et à « les  justifier » dans leur littéralité dans un langage aujourd’hui incompréhensible, dans un paradigme prémoderne incapable d’annoncer l’évangile aujourd’hui. Il expose les preuves de l’existence de Dieu élaborées par Saint Thomas, mais en les répétant sans les actualiser.  Cela avait un sens dans la philosophie médiévale, mais les sciences et la philosophie actuelle les ont rendues  inutilisables. Répéter Saint Thomas, c’est d’ailleurs être infidèle à son intuition profonde, qui est d’affirmer : Dieu n’est pas un étant, ni la cause extérieure ni la finalité prédéterminée du monde, mais l’Etre même des étants et le mystère du monde.

R-M B : Vous présentez les cheminements divers et variés qui ont été imaginés par les hommes de tous temps et de tous lieux pour exprimer qu’ils sentaient le besoin « d’un être surnaturel ». A    l’image  de qui  ont-ils créé  ces dieux, et même CE Dieu, quand il est devenu unique ?

 José Arregi :

 L’idée d’un « Dieu »  comme être surnaturel capable d’intervenir dans le monde et la vie humaine ou de diriger son destin n’est pas née chez les êtres humains «à leur l’origine » (il y a 2 millions d’années). Il est possible que la première représentation humaine du sacré  eût  comme référence la Terre Mère. Pour ce que nous  en savons, les premières divinités, à proprement parler – en forme de panthéons – furent représentées et vénérées en Mésopotamie (actuel Irak) il y a 5 000 ans, dans une culture agraire, quand les humains regardèrent le ciel  lumineux (la racine de « Dios », « div ou deiv », signifie  « brillant », comme le soleil…). La première représentation du « Dieu unique » fut conçue et adorée en Perse (actuel Iran) il y a 3 000 ans par le prophète, philosophe et moraliste Zoroastre. Il y a 2 500 ans, quelques prophètes hébreux consacrèrent le dieu particulier Yahvé comme Dieu unique qui crée l’univers,  élit un peuple,  se révèle et sauve  qui il veut,  pardonne ou punit selon sa souveraine décision : chrétiens et  musulmans avons  hérité directement de l’image de  la divinité unique hébraïque. Pouvons-nous continuer à croire à l’image propre d’une culture qui n’est plus la nôtre ? C’est un Dieu à l’image et à la ressemblance de l’homme (surtout mâle). Cela fait sa grandeur mais aussi sa faiblesse. Quand l’être humain crée Dieu selon son propre reflet ambivalent, il finit opprimé par sa propre idole ou reflet divinisé.                                                                         

R-M B : Le Mystère de Dieu  et la fragilité de la foi: « Mystère de la création, de la révélation et de l’alliance. », « Mystère du germe d’éternité en l’homme », Mystère d’une réalité cause 1ière et fin ultime, « Mystère des vérités qui dépassent les choses sensibles,… »

Et face à ce Mystère, nos limites :

« Si tu le comprends ce n’est pas Dieu » (St August.) ; « Une foi qui ne doute pas est une foi morte » (Unamuno) ; « Un chrétien pour qui tout est clair et sûr ne va pas rencontrer Dieu » (pape François) Quels autres grands philosophes/théologiens d’hier et d’aujourd’hui  ont laissé la question en suspens ?  Qu’ont dit  certains  pour qualifier  la fragilité de leur foi ?

 J.Arregi :

 A 16 ans les doutes sur l’existence de « Dieu »  commencèrent à me tourmenter. Je me sentais vraiment coupable et sans terre ferme sous mes pieds. Une nuit, pendant l’oraison communautaire de Complies, je demandai à un professeur à qui je reconnaissais beaucoup d’autorité pour son savoir et sa spiritualité de m’entendre en confession. Je confessai mes doutes. Le professeur me dit : «  Tu prétends peut-être être croyant sans douter ? » Depuis il ne m’arriva plus de me sentir coupable pour ce motif. Plus tard, je lus dans une biographie de Rahner que ce dernier «  surmontait »  avec élégance ses doutes de foi. Cela me soulagea. Aujourd’hui je vais plus loin : les certitudes également, et pas seulement les doutes, se réfèrent uniquement au niveau superficiel de la foi, le niveau mental et linguistique, qui dépend de notre cosmovision ou compréhension du monde. Nous ne pouvons croire que ce qui nous paraît « crédible », plausible, en accord avec ce que Paul Ricoeur appelle «  le croyable disponible » de chaque époque. Autre chose est le doute  comme manque de confiance vitale profonde. Ce doute est celui qui menace la foi, car la foi est cette confiance vitale basique dans le Mystère ou le Cœur de la vie, que nous l’appelions ainsi ou autrement. Dieu n’est jamais celui que nous comprenons ou  « croyons/créons ». Ainsi donc, non seulement nous  pouvons mais  de plus nous devons toujours mettre en doute ce que nous « croyons ». Au nom de la foi.

R-MB : Par quels moyens pourrait-on atténuer les difficultés « de croire à temps complet » ? De  quelle nature  était l’aventure des grands mystiques dans leurs « traversées de déserts » ou leurs « nuits obscures » ?

 J.Arregi :

Sommes-nous capables de vivre quelque chose « à  temps complet » ? Nous sommes  des créatures radicalement limitées et inachevées. Toutes nos manifestations spirituelles – et par là même, la « foi en Dieu » – sont conditionnées par le stade d’évolution biologique, neuronal, social, culturel. Ceci premièrement. Deuxièmement, la difficulté de la foi ne consiste pas dans la difficulté de « croire » (penser) qu’il existe un « Dieu » imaginé d’une façon ou d’une autre, mais en la difficulté d’être ou de vivre pleinement « en Dieu » : heureux et bons. Troisièmement, la foi comprise comme existence  en plénitude  entraîne la libération de toutes les « croyances » et de toutes les images de Dieu. Il peut arriver qu’un croyant, parce que c’est ainsi qu’on  le lui a inculqué, confond  croyance et dogme ou  image de Dieu avec la foi en Dieu ; alors quand  disparaît  pour lui une image de Dieu, il interprètera cela, par exemple, comme si « Dieu lui cachait son  visage » ou le « mettait à l’épreuve » pour le purifier par « la nuit des sens ou de l’âme »(St Jean de la croix) ou  en lui faisait souffrir l’enfer ou l’absence de Dieu en solidarité avec les pécheurs (Ste Thérèse de l’Enfant Jésus). Les interprétations sont  ce qui importe le moins. La foi authentique est toujours un chemin de libération et de dépouillement, pour arriver à être en plénitude. L’évolution de la vie et de notre espèce n’est pas terminée. Nous cheminons vers un futur inconnu qui dépend de la relation de tout avec tout ; par conséquent, cela dépend aussi de chacun de nous, mais nous ne pouvons pas savoir dans quelle mesure, et peu  importe ; il est suffisant que nous fassions ce que nous pouvons en tant que pèlerins humbles et aimés.

R-MB: « La soupe des pauvres », n’est-elle pas plus urgente que tous les savants concepts? Et l’engagement ? Celui de Dieu, de Jésus, le nôtre ? On ne peut faire l’impasse sur  Urs von Baltazar, sujet, je crois, de votre thèse doctorale…

J.Arregi :

 Les concepts font partie de la vie, et valent dans la mesure où ils nous aident à être plus heureux et meilleurs, plus libres et plus solidaires. Parfois, rien n’est plus pratique qu’une bonne manière de penser. La théologie peut être libératrice, une façon de promouvoir une «  vie bonne », heureuse et fraternelle, libre et libératrice. C’est ainsi que von Balthasar lui-même comprit la théologie : comme parole engageante  sur l’esthétique, la dramatique et la logique divine, aspects fondamentaux et inséparables de Dieu et de la vie. Mais c’est  sa façon de conceptualiser cette triple dimension qui me paraît inadéquate pour aujourd’hui, par son positionnement  trop « spiritualiste », conservateur -il se positionna contre Rahner et contre la revue CONCILIUM-, identifié avec les mouvements de restauration catholico-romaine, comme Communion et Libération…

R-MB : Un point sur lequel on va sans doute se rejoindre sera : « l’enfer est vide »  qui revient, pour moi et le  Français moyen, à fredonner la chanson du film: « Nous irons tous au Paradis, lala… » En tous cas, je suis de plus en plus impressionnée  d’entendre des  chrétiens dire : « Si Dieu est tout puissant, c’est uniquement en amour » et «  Nous serons tous sauvés ». Beaucoup semblent approuver avec un sourire de soulagement, même si c’est une hérésie par rapport au C.E.C qui maintient le Purgatoire… et même pire. Les temps changeraient-ils ?

J. Arregi :

 Un des aspects  les plus attractifs,  pour moi, dans  la théologie de von Balthasar fut   son enfer vide, sa défense brillante (et « hétérodoxe ») de l’espérance universelle de salut. Croire en Dieu, c’est croire en l’Amour, et croire en l’Amour, c’est espérer pour tous, et  en premier lieu pour l’autre, surtout pour l’autre vu comme « mauvais ».

 Qui croit en Dieu ne peut espérer qu’il y ait un enfer pour qui que ce soit. Le problème, c’est que von Balthasar continua à utiliser une notion trop spirituelle et apolitique de l’espérance (pour « l’au-delà ») et une notion expiatoire du salut, comme pardon des péchés grâce à la mort sacrificielle et substitutive de Jésus (une perspective aujourd’hui incompréhensible pour une grande majorité de chrétiens).

R-MB : Vous pressentez qu’il n’est pas besoin de formation scientifique pour être fasciné par la Physique Quantique. Mais alors, si le monde peut « s’auto-créer », on en revient à la « mort de dieu » de Nietzsche ou au « dieu objet d’étude » de Hawking ? Dites-nous comment l’univers quantique peut-être,  comme le chant du rouge-gorge, une image du Mystère de la réalité » ? 

 J.Arregi :

Il faut être très prudent avec l’argumentaire de la physique quantique, à plus forte raison quand nous ne connaissons presque rien sur elle, comme c’est mon cas. Sans doute,  elle a un langage  fascinant sur la réalité, si différente de celle que nous décrit la physique classique et newtonienne, mécaniciste et déterministe : un univers sans fin à l’intérieur d’un atome, dans lequel nos catégories d’espace-temps n’ont plus cours. Une vision holistique et « mystique » de la réalité, où la matière est énergie, et où semblent être dépassées les dualités traditionnelles entre « matière » et « esprit », en-deçà et au-delà…. Quand notre image du monde change, notre image de Dieu change. L’image d’un Dieu « créateur » compris comme agent extérieur devient encore plus  invraisemblable. L’univers que nous voyons peut être le résultat d’un champ énergétique dans un vide quantique… Nous pourrions parler de Dieu comme Amour ou Esprit ou Energie originaire dans le cœur de ce que nous appelons matière ou « matrice ». Mais cela reste des images. Elles valent seulement comme images qui nous ouvrent au Mystère de Dieu et de la réalité, qui est le  Mystère même.

R-MB : Il est vrai que depuis quelques années, je suis gênée par un Dieu « fait à notre image ».  Par contre l’irradiation de Dieu dans le vivant et même le minéral me séduit. Cela gêne- t-il la « bonté créative » ? Cela empêche-t-il le dialogue, dans la prière par exemple ?        

J.Arregi :

 « Esprit créateur », « Bonté créative », « Créativité sacrée » (S. Kauffman)… me paraissent des noms évocateurs de Dieu, plus cohérents avec la nouvelle vision du monde que nous suggèrent les sciences. Pouvons-nous dialoguer avec ce Dieu ? Tout dépend de ce que nous comprenons par prier ou dialoguer. Je ne prie pas quelqu’un ni ne dialogue avec quelqu’un qui serait « autre »  par rapport à  moi, comme tu es « autre » vis-à-vis de moi. Dieu n’est pas une altérité relative. C’est notre  altérité absolue, et  en même temps notre identité absolue. Nous devons absolument élargir la notion  de prière comprise comme  parler ou dire ou demander quelque chose à « Dieu » comme s’il était une personne en face de nous qui pourrait nous écouter ou nous rejeter, nous concéder quelque chose ou nous le refuser… Nous pouvons dire que nous prions Dieu ou que Dieu nous prie ou que Dieu prie en nous, comme l’affirme Saint Paul. Prier c’est être.  Etre cette relation absolue qui est Dieu et que nous sommes tous les êtres au plus profond. Tout prie en tout,  tout prie le Tout en tout.

R-MB : Parler de « l’invisible », c’est se faire  piéger par le langage, définir ce que nous ne voulons justement pas définir.  En travaillant avec vous sur la question de Dieu, qui est la question de l’Etre, est venu à ma conscience l’épisode du « Buisson ardent » (Ex. 3,14) : Moïse pressent une aventure sacrée, demande le nom de cet incroyable phénomène et il lui est répondu : « je suis / serai / deviens m’a envoyé vers vous. ». Soit un être qui engendre une dynamique, embrasse « le tout du temps » et  embrase le cœur de Moïse comme celui de Jean de la Croix qui « n’avait d’autre guide et lumière que celle qui brûlait dans son cœur. »  Maisle «je » appelle un «  tu » ?

 J.Arregi :

 L’absolu n’entre pas dans nos pronoms personnels, car tous sont relatifs. Dieu est pour nous Je-Tu-Il-Nous-Vous-Ils absolu.  IL ne nous reste plus qu’à nous approcher, comme Moïse, déchaussés,  et entrer dans l’épaisseur et la lumière du Buisson ardent, qui est le mystère et la lumière de notre  existence la plus profonde. Nous laisser dépouiller pour être libres, laisser notre être brûler en l’Etre, libérer notre être  pour être libérateurs.                      

R-MB : José, vous êtes  chrétien, soupçonné d’être « parti » en Inde avec Panikkar  et d’en être revenu,  toujours chrétien, mais un peu bouddhiste ? Dites- nous votre vision de l’unité du Tout ?

 J.Arregi :

« J’allai  en Inde ( ?) pensant que j’étais chrétien. Là je me rendis compte que j’étais hindou.  Je revins d’Inde en étant bouddhiste sans cesser d’être chrétien ». Cette confession autobiographique de Panikkar me captive. Cela me paraît une clé théologique décisive pour aujourd’hui ; elle dessine l’horizon de la spiritualité transreligieuse  dont nous avons besoin, une spiritualité qui ne nie ni absolutise aucune identité particulière, aucun chemin spirituel – le chemin laïc non plus évidemment- ;  cela me paraît aussi  une clé politique pour aujourd’hui, dans un monde global qui paraît  nous condamner à un dilemme fatal : ou bien la négation de l’identité ou son affirmation par des frontières fermées. Nous constituons un monde de formes particulières, mais la sagesse consiste à reconnaître que toutes les formes sont liées, sont des expressions du même vide ou de la même plénitude, afin que nous soyons plus pleinement la forme que nous sommes jusqu’à la racine où nous sommes Un. Dieu est Un sans deux, mais n’est pas la somme des parties ; c’est le Tout en chaque forme, mais non en dehors des formes. C’est Tout en toutes choses, dans toutes les formes. C’est – selon l’affirmation des « 24 philosophes », un texte médiéval  d’auteur inconnu, que Panikkar cite plus d’une fois – « une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». Tu peux l’imaginer ?

R-MB : J’en arrive au dernier paragraphe de votre texte: «  Quand tu parles en vérité… »  Que se passe-t-il,  en effet, quand nous parlons en vérité et  qui expliquerait l’harmonie subtile qui se dégage de cette fin de texte ?

J.Arregi : Parler c’est limiter. Mais l’art de parler, c’est évoquer le mystère indicible au-delà de la limite du dire. Les poètes et les prophètes y arrivent. Le langage est une frontière, et se nourrit en part égale du dit et du non-dit, l’indicible. Chaque mot et chaque phrase « signifient », tracent un signifié, mais chaque signifié nous renvoie au-delà de lui, à ce qui reste à dire, au mystère indicible. Le sens des mots se trouve au-delà de ce qu’ils « signifient ». Ce caractère limitatif du mot se remarque surtout dans le langage symbolique, et le langage sur Dieu est éminemment symbolique, et tout langage symbolique est un langage sur Dieu, le sacré, l’ineffable.

R-MB : Vous employez aussi le verbe « devenir », comme dans le texte de l’Exode. Sommes-nous « vivants dans l’Etre de Dieu » ? Sommes-nous une part de Dieu ou  avons-nous un moyen de le rejoindre  dans sa divinité ?

 J.Arregi :

Dieu n’est pas une Plénitude fermée et statique, mais souffle, Esprit, Eros, relation, et par là même, dynamisme et devenir absolu. « En  Lui/Elle nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes » nous, tous les êtres. Nous ne sommes  pas  des parties de Dieu, mais des formes vivantes animées par le souffle divin, présent aussi dans l’air, l’eau, la roche. Dieu n’est pas la somme des parties, ni l’Etant ou la partie suprême du Tout, mais l’Etre ou le Tout dans toutes les parties. Nous n’avons pas besoin, donc, d’atteindre Dieu comme s’il était loin ou hors de nous. Il est notre intimité la plus intime. Dans la mesure où nous accédons à notre être le plus profond, nous sommes Dieu. Nous sommes des pèlerins en route vers notre être divin.

  R-MB : Pour moi aussi l’image de « la feuille d’automne qui tombe paisiblement » est merveilleuse. Elle était prête à tomber et ce sont peut-être les vibrations du « chant du rossignol » qui  l’ont détachée… Liberté d’un vol  à-venir « N’aie pas peur de cesser d’être… » Sur ces mots, qui sont les vôtres, je  vous laisse conclure cet entretien qui aurait pu durer des jours

  J.Arregi :

 Nous sommes comme le grain qui vit quand il meurt, dans la mesure où il meurt. Nous sommes des formes  vivantes qui se transforment. Se transformer, c’est mourir pour vivre. De cela est faite la vie. Se cramponner à la forme c’est étouffer la vie mue par l’esprit. « Je meurs de ne pas mourir » comme disait Sainte Thérèse d’Avila. Que se passe-t-il quand nous mourrons ? Est-ce que nous expirons ? Ou bien exhalons-nous l’esprit, c’est-à-dire,  confions  notre ultime souffle au Souffle universel ? Dieu n’est pas, ne sera-t-il pas comme ce Souffle universel dans lequel continue de palpiter tout ce que nous avons été et chacun de nos atomes ? Ne sera-t-il pas comme le Cœur dans lequel tout continue de battre, ou comme la Mémoire  dans laquelle tous les êtres continuent de vivre éternellement, dans cette éternité qui n’est pas le temps sans fin ni commence quand le temps s’arrête, mais qui est la Plénitude de l’être dans le devenir permanent de nos formes vivantes ? Nous ne savons pas comment le dire, mais tout nous dit que l’Etre ne cesse pas d’être, la Vie ne meurt pas.

(Entretien avec José Arregi. Propos recueillis par Rose-Marie Barandiaran, mai 2016)

(https://nsae.fr/wp-content/plugins/LA-QUESTION-DE-DIEU.pdf)