Les bergers de Bethléem sur le chemin de la paix

Au terme de ce cycle des festivités de Noël, je reviens au récit de l’Évangile de Luc concernant les bergers de la campagne de Bethléem, des bergers qui cherchent, trouvent et construisent la paix. Nous nous regardons en eux. Et pour mieux nous regarder, s’il en était encore besoin, répétons-le : tous les récits évangéliques de la naissance de Jésus – en fait, tous les passages évangéliques, qu’ils soient canoniques ou apocryphes – sont au fond ce qu’on appelle des midrashim. C’est-à-dire: des commentaires libres et des créations narratives qui actualisent et appliquent à l’enfant Jésus les récits bibliques concernant des personnages anciens, légendaires ou « légendairisés », comme Moïse, Samson, Josué, Anne, Samuel, Elie, David, Judith, Déborah…

En réalité, Luc et Matthieu ne savaient pas grand-chose, ou probablement rien, de l’enfance de Jésus; ils n’étaient même pas intéressés à la connaître. Ils regardent au plus profond d’eux-mêmes et de la réalité, ils observent les espoirs et les angoisses des gens, et à leur lumière, ils créent des histoires de l’enfant Jésus ou recréent les souvenirs transmis sur le Jésus prédicateur du Royaume et guérisseur des maladies ; en même temps, ils laissent l’histoire recréée de Jésus éclairer les joies et les peines des gens. Ils ne veulent pas et ne peuvent pas nous parler de la naissance et de l’enfance de Jésus. Ils veulent seulement nous ouvrir les yeux, réveiller notre espoir, susciter notre engagement. Ils veulent nous montrer le Jésus redécouvert à la lumière du monde qu’ils voient, Jésus comme prophète et prémices d’un monde où nous pouvons tous respirer, manger et rire à une table commune. Ils veulent nous encourager à être comme le Jésus qu’ils racontent, et ils le racontent comme le Christ universel que nous sommes tous appelés à être, au-delà de toute particularité ethnique, culturelle ou religieuse.

Relisons donc l’histoire des bergers de Bethléem avec la liberté avec laquelle elle a été écrite par Luc. Il fait nuit. Les bergers se relaient pour surveiller leurs troupeaux en plein air. Ils sont pauvres, marginalisés par la société et le système religieux. Ils veulent la paix, la paix de la justice ou la justice dans la paix, mais ils ne peuvent pas l’attendre. Ils ne veulent ni pour aujourd’hui ni pour demain la paix de l’Empire romain, de sa puissance invincible. Ils ne peuvent pas non plus espérer qu’un quelconque messie – qu’il s’agisse d’un roi messie ou d’un prêtre messie – apportera la paix. Ils spéculent sur une intervention possible de Dieu… Mais que peuvent-ils attendre de Dieu, eux qui sont considérés comme des gens de moralité douteuse et rituellement impurs et donc exclus des bienfaits divins du temple, des gens privés du pardon et de la paix divine que promet la religion ? Que peuvent-ils attendre du “Dieu Très-Haut” qu’ invoquent les puissants et auquel les prêtres du temple immolent les agneaux de leurs troupeaux ? Que peuvent-ils, ignorants et inférieurs qu’ils sont, attendre du Dieu que leur prêchent les docteurs de la loi? Mais y a-t-il un autre Dieu? Que signifie “Dieu” ?, ont-ils pu se demander, comme tant de gens se sont toujours demandés, et comme nous nous demandons aujourd’hui.

Et soudain, ils sentent que, dans la nuit du désespoir, une lumière les enveloppe, une voix les réconforte : “Gloire à Dieu dans le ciel et paix sur la terre à ceux que Dieu aime ! Paix à toutes les créatures et à tous les êtres humains sans exception, aimables, aimés et appelés à aimer sans exclusion, à commencer par les derniers”. Soudain, une lumière s’allume. Et ils partent là où leur cœur et leur lumière les guident.

Dans une pauvre maison-grotte, la lumière de leurs yeux rencontre la gloire de la vie et de l’univers, incarnée dans le signe le plus humble et le plus lumineux : un nouveau-né. Jésus, Joseph et Marie. Trois noms propres – que celui qui le souhaite en choisisse un autre, le sien, celui qui l’inspire le plus – qui représentent tous les noms, toutes les vies, toutes les souffrances, l’espoir de la paix malgré tout. Mystère, Présence. Abaissement suprême. Les bergers le voient et tout est transfiguré, Dieu se révèle à eux en toute chose. “Il n’y a plus de Dieu haut”, auraient pu dire ces bergers, comme nous le disons. Il n’y a pas de Dieu des rois avec leurs armées, leurs courtisans et leurs palais, ni de Dieu des religions avec leurs credo, leur clergé et leurs temples. Dieu est l’Être source de tout ce qui est. Il est la Lumière originelle dont tout est né et vit depuis toujours. C’est la lumière de l’énergie qui attire et anime tout. C’est la Paix dans la justice, la paix active, tendre et subversive qui crée et recrée tout sans cesse, de transformation en transformation. C’est l’amour universel qui pousse et tire tout, plus fort que tout. “Nous pouvons espérer malgré tout”, se disaient peut-être les bergers. Ne pas attendre, mais espérer : inspirer, expirer et encourager le monde que nous espérons. Et ils se sont mis en route, transfigurés.

Moi aussi, je veux me mettre en route, à la suite du dernier de ces bergers. Nous aussi, nous pouvons nous mettre en route, regarder plus profondément en nous-mêmes, ressentir les blessures du prochain comme les nôtres, contempler l’harmonie du lever et du coucher du soleil et de toute la nature vivante, et reconnaître au plus profond de tout cela la paix qui nous soutient et nous ravive. Dans ce monde de l’inégalité globalisée, d’économie générale gouvernée par des intérêts particuliers, de politique planétaire soumise à quelques puissances financières, de jeunesse condamnée au désespoir, d’équilibres naturels rompus, dans ce monde qui semble avoir perdu la raison et marcher désespérément vers le suicide, dans ce monde où il ne semble y avoir de place pour la paix que dans la résignation au pire ou le conformisme du “c’est comme ça”, dans ce monde, il est encore possible de voir la lumière et d’espérer, d’expérimenter, comme les bergers, que “l’espérance, c’est d’être capable de voir la lumière malgré les ténèbres” (Desmond Tutu).

Là aussi, nous avons le signe, ou l’un des nombreux signes : Jésus, Joseph et Marie. Dans les ruines de ce monde brisé, de notre monde déchiré, brille la lumière de la justice qui garantit la vraie paix, la lumière de la paix qui engendre la justice. Au plus profond de l’univers et de chaque être, un monde nouveau ne cesse de naître et de germer, un monde où les honneurs ne fascinent pas, où les richesses sont partagées, où les pouvoirs capitulent, un monde où la justice et la paix se rencontrent. Et c’est là que se rejoignent toutes les sciences et les plus beaux arts. Mais ce nouveau monde dépend de nous, également de nous, des petits pas que nous faisons. “Faites le bien par petits morceaux, où que vous soyez ; car ce sont tous ces petits morceaux réunis qui transforment le monde” (Desmond Tutu).

Aizarna, 6 janvier 2022

Traduit par Peio Ospital