NI LE DÉISME PHILOSOPHIQUE, NI LE “THÉISME JÉSU-CHRÉTIEN”. Notes sur certaines pages par Jesús Martínez Gordo

Ces réflexions vont de pair avec la reconnaissance et la sympathie que j’éprouve pour Jesús Martínez Gordo, un professeur brillant et fougueux, un collègue apprécié d’enseignement dans mes bons vieux jours à la Faculté de théologie de Vitoria-Gasteiz. Voici quelques apostilles au récent article publié dans VIDA NUEVA puis dans ATRIO (www.atrio.org). Ce sont de simples notes sur quelques points du texte, vigoureux comme toujours, qui soulèvent ma perplexité. Elles n’ont d’autre but que de m’éclairer moi-même  et de maintenir le débat ouvert entre ceux qui s’intéressent à ces questions en ces temps de transition culturelle et théologique. Ces questions m’intéressent, et j’espère que je ne fais pas dans la totale illusion lorsque je pense que l’avenir du monde dont nous rêvons dépend aussi de la façon dont nous parlons de Dieu et de Jésus de Nazareth. La thématique Dieu m’importe, ô combien, qui est une façon de regarder, de sentir et de vivre.

  1. Jesús Mz. Gordo porte cette préoccupation tout comme moi, même si nous n’en formulons pas l’importance dans les mêmes termes, bien sûr. Ses pages sont intitulées “Pourquoi il m’importe de savoir si Dieu existe”. Je ne donnerais personnellement jamais un tel titre, c’est-à-dire que je ne commencerais pas par me demander si “Dieu existe ou non” sans d’abord me dire d’une manière ou d’une autre, avec une métaphore, ce que j’entends exprimer quand je dis Dieu, l’Indicible, sans pouvoir le dire, en le balbutiant seulement. Je sais que la Profondeur sans forme de la réalité existe, je le vois sous toutes ses formes. Elle n’est pas une Entité Suprême, mais elle est dans toutes les entités, elle se voile et se révèle sous toutes les formes. Reconnaître sa Présence non pas comme une Enigme ultime mais comme un Mystère fondateur me semble la chose la plus raisonnable à faire, tout comme il me semble raisonnable d’admirer la paix de la campagne et du ciel au milieu de toutes ces guerres absurdes.
  2. Il me semble moins raisonnable de postuler l’existence d’un “Dieu Entité”, antérieur et extérieur au monde, comme cause première ou moteur premier et explication nécessaire de l’existence du monde. Il a tout l’air d’être une construction de l’esprit humain, une recours arbitraire créé de toutes pièces par la nécessité explicative de l’être humain. Mais “Dieu” en tant que “recours” est superflu pour les sciences cosmologiques, et je pense qu’il est également superflu pour la réflexion théologique sur la réalité dans son ensemble. Il se prête à ce que tout enfant intelligent pose à nouveau la vieille et pertinente question : “Si Dieu a créé le monde, qui a créé Dieu ? La réponse sage est simple : “Le créateur nécessaire ‘Dieu’ a été créé par l’être humain. Il l’a fait afin de fournir un fondement garant au monde et à l’ordre, à la moralité, à la cité et à l’empire. Les plus anciennes ruines de temple connues indiquent que les premiers dieux ont été imaginés il y a environ 7000 ans à Sumer. Le “Dieu nécessaire” dépend du besoin humain.
  3. Néanmoins, Martínez Gordo soutient que, si nous nions l’existence d’un “Dieu” à l’origine de tout, nous sommes condamnés à l’une des deux explications du monde : le matérialisme scientiste ou le pur hasard. Je dirais que ses notions de matière et de hasard sont aujourd’hui étrangères aux meilleurs scientifiques et philosophes des sciences. Aucun d’entre eux ne prétend savoir ce qu’est la matière ni comment le hasard (incontestable) se combine avec la régularité (étonnante) ou la “nécessité” observée aux niveaux tant supra-atomique qu’infra-atomique. La matière n’a rien à voir avec cette chose statique et inerte que l’on a imaginée, par opposition à l'”esprit”. La matière est dynamique, interreliée, créative, auto-créatrice. C’est une énergie, une relation, une possibilité. Nous ne savons pas ce qu’elle est, mais nous pouvons dire qu’il s’agit d’une matrice inépuisable et autocréative de formes émergentes. C’est à partir d’elle qu’émergent les formes et les manifestations que nous appelons “spirituelles”, ce qui signifie que le fond informe de ce que nous appelons la matière pourrait aussi être, en dernier lieu, appelé esprit. Ou même, avec des excuses, Dieu.
  4. Alors parlons de Dieu, oui, mais d’une manière différente. Et commençons par parler du monde d’une autre manière, de concert avec les scientifiques et aussi les poètes. Je ne peux imaginer aucun “avant ni dehors” du monde, de la matière-énergie originelle ou du champ électromagnétique dont la fluctuation a apparemment fait jaillir l’étincelle ou le Big Bang qui a donné naissance à cet univers (d’autres univers nous ne savons encore rien). C’est pourquoi je ne peux pas non plus imaginer un “Dieu” antérieur au temps, ni extérieur ou intérieur à l’espace, un Dieu-entité, quelque chose face à quelque chose, quelqu’un face à quelqu’un.  “Avant/après”, “intérieur/extérieur” sont des notions relatives à celles d'”espace/temps”, mais celles-ci, à leur tour, sont des catégories étroites qui nous servent, à nous humains, à nous situer dans cet univers qui nous entoure et dans lequel nous nous déplaçons. L'”origine” permanente de la réalité transcende ces catégories spatio-temporelles (et toutes les autres). Les scientifiques, les poètes, les mystiques le savent.
  5. Je suis surpris que le théologien de Bilbao écrive : “Je suis un croyant catholique, transformé en “déiste”, rationnellement cohérent, et, en même temps, en “théiste jésu-chrétien””. Je crois comprendre “théiste jésu-chrétien”, mais pas ce qu’il veut dire exactement en se reconnaissant « déiste”. Le “déisme”, en fait, est une doctrine théologique qui affirme que “Dieu”, au commencement, a créé l’univers avec toutes ses lois, mais que depuis lors, il n’a rien dit ni fait dans un monde qui poursuit son cours. Ni révélation, ni incarnation, ni salut. Seuls demeurent le monde et la raison légués de la main d’un Dieu souverain et passif. Déjà le simple postulat d’un “Dieu” comme cause première ne me semble pas très “rationnellement cohérent”, mais il me semble encore moins rationnel et cohérent d’affirmer un Dieu comme Entité ou Sujet « oisif » depuis la création. Il me serait difficile de comprendre que c’est ce que pense Jesús Mz. Gordo lorsqu’il confesse être déiste, mais c’est ce que je lis.
  6. Je trouve plus compréhensible qu’il se reconnaisse comme un “théiste jésu-chrétien”, mais mes perplexités et mes questions demeurent : veut-il dire qu’il est théiste – c’est-à-dire qu’il croit en un Dieu personnel, sujet distinct du monde et des personnes humaines– comme Jésus le fut, ou parce que Jésus le fut? Mais la croyance de Jésus en un Dieu qui intervient dans le monde –parle, guérit, gratifie, pardonne, châtie : toutes ces choses auxquelles Jésus croyait– signifie-t-elle que le chrétien doit aussi se représenter Dieu comme Jésus l’a fait ? Pourquoi ne devrions-nous pas, pour la même raison, croire que Dieu fait la pluie ou que le monde est géocentrique ? En tout cas, un tel théisme de Jésus ne serait-il pas en contradiction avec le déisme ?
  7. Autres questions : l’argument apologétique selon lequel les croyants, “comparativement” aux non-croyants, “sont des gens très bien”, comme le prétend Martínez Gordo, en citant soi-disant une déclaration littérale du philosophe athée Paolo Flores d’Arcais dans son célèbre dialogue de 2000 (et non 2008, comme il le dit) avec le cardinal Joseph Ratzinger de l’époque, déclaration que je ne trouve pas dans la transcription du débat (¿Dios existe ? , Espasa, 2008), est-il réel et cohérent ? Flores d’Arcais reconnaît, certes, que “probablement, le manque de foi [il ne dit pas quelle foi] rend beaucoup plus difficile le renoncement à l’égoïsme, le sacrifice de soi pour les autres” (p. 83), mais il insiste sur le fait que les non-croyants peuvent se sacrifier pour les autres et le font. Qui peut prétendre connaître la mesure et établir que les seconds en font moins et les premiers en font plus? De toute façon, l’histoire et le présent ne contredisent-ils pas largement l’argument de la supériorité éthique ou spirituelle des chrétiens et des croyants (quels croyants ?) ? Jésus de Nazareth lui-même, malgré tout son théisme, ne l’a-t-il pas réfuté dans la parabole du bon Samaritain où il présente un hérétique semi-païen comme modèle de compassion et d’engagement envers le blessé, par opposition au lévite et au prêtre du temple qui passent outre?
  8. Aujourd’hui, la figure de Jésus – non pas tant un Jésus historique dont nous savons très peu de choses avec certitude, mais le Jésus diversement évoqué dans les différents récits évangéliques– la figure de Jésus que nous continuons à évoquer cordialement et à relater librement dans notre langage d’aujourd’hui, qui n’est pas celui des dogmes d’antan, continue à m’inspirer. Non pas parce que Jésus est celui qui a gravi le plus de “huit-mille”, ni celui qui l’a fait le mieux, mais parce que c’est la terre dans laquelle j’ai grandi, la source à laquelle j’ai bu, et je veux qu’il le reste. La terre et la source sont différentes ; la racine ultime et l’eau profonde sont les mêmes.
  9. Dans la compassion guérissante, la liberté fraternelle libératrice, la bonté bienheureuse de Jésus, se révèle à moi le plus humain, le plus réel et le plus crédible DIEU sans guillemets ni qualificatifs, au-delà de tout “Dieu” construit. Je sais ce qu’il n’est pas, du moins pour moi : ni un “Dieu” déiste créateur et oisif, ni un “Dieu” théiste, acteur distinct et souverain de l’univers. Il n’est “autre” de rien ni de personne (Cardinal Nicolas de Cusa, 15ème siècle). Ce qu’il EST, je ne peux que l’entrevoir, et je ne peux le dire que par des métaphores maladroites et plurielles. Il est l’Être ou le Fondement de tout, la Source ou la Créativité permanente, le Soi sans ego, le Tu sans altérité, la Communion profonde de tous tout avec tout sans séparation ni fusion. C’est le Souffle doux et transformateur qui fait tout bouger. Je le vois dans l’icône du Christ Sauveur de Roublev, mais aussi dans l’arbre qui pousse et la meule de foin offrant repos au milieu de la prairie, dans les yeux que nous regardons et qui nous regardent en toute chose. Il ne s’agit pas de croire quoi que ce soit : il s’agit de voir et de créer ce que nous voyons pour que dans le monde il y ait un souffle et une espérance.

Aizarna, 21 août 2021