Que serai-je après ma mort ?

Nous n’aimons pas parler de la mort, même si elle fait partie de notre vie quotidienne. Nous n’aimons pas parler de la mort, mais – ou, mieux peut-être, parce que – la mort nous fait toujours mal. Et c’est la mort des autres qui nous blesse le plus, avec la solitude et la tristesse du vide qu’elle laisse derrière elle, les souvenirs douloureux et le chagrin non résolu qui subsistent, et les conflits qu’elle provoque souvent parmi nos proches. La mort continue à apporter des rivières de larmes : larmes de chagrin, larmes de soulagement, et aussi larmes de consolation.

De nombreux autres animaux, à leur manière, pleurent également les morts les plus proches d’eux, et même, à leur façon, accompagnent leur deuil d’une sorte de rite funéraire. Le deuil n’est pas spécifique et exclusif aux humains. Rien ne nous est exclusif. Mais il est indéniable que l’enterrement rituel est l’une des plus anciennes traces culturelles de l’humanité, remontant à  plus d’une centaine de milliers d’années avant la formation des premières religions. En 2018, ont été découverts au Kenya les restes d’un enfant Sapiens de 78 000 ans, enterrés avec soin et tendresse, comme s’il avait été endormi. En Israël, plusieurs sites d’inhumation ont été identifiés, tant chez les Sapiens que chez les Néandertaliens, d’ il y a entre 90 000 et 130 000 ans. Et au milieu du Paléolithique, on trouve des cas où la terre sur laquelle reposent les restes humains contient du pollen, cette merveilleuse poussière avec des cellules capables de féconder la vie ; ces restes humains avaient été placés sur un lit de fleurs, dans l’espoir tacite qu’ils germeraient, fleuriraient et porteraient des fruits : vivre. Ces rites funéraires leur servaient – comme les nôtres, religieux ou laïques, nous servent aujourd’hui – à soulager le chagrin, à apaiser les conflits, à renforcer la confiance dans la vie qui continue et dont il faut prendre soin. Avaient-ils tort ? Beaucoup plus tard, toutes les religions ont créé des mythes et élaboré des doctrines qui exprimaient conceptuellement ce sombre espoir de vie après la mort. Je crois en cet espoir, mais je ne peux plus croire aux concepts qui l’expriment. Ils ont servi en d’autres temps à soutenir le courage, la confiance, la vie. Aujourd’hui, ils ne nous servent plus. Aujourd’hui, je ne peux pas croire que l’atman, l'”âme” ou la conscience ou le Soi ou l’individualité profonde, après la mort, se réincarne dans un autre corps, selon la loi inexorable du karma. Ni que l'”âme” est immortelle et survit séparément après la désintégration du corps physique. Ni que nous serons ressuscités à la fin du monde, comme le croyaient certains juifs de l’époque de Jésus et comme le croient encore de nombreux juifs, chrétiens et musulmans. Je ne peux pas croire à un jugement devant un ” Dieu “, qu’il soit rigoureux ou gentil, ni à un enfer éternel pour les méchants, ni à un paradis heureux pour les justes… Tous ces concepts doivent être déconstruits pour une raison simple : parce qu’ils sont liés à une vision du monde qui n’est plus la nôtre.

Alors, que devons-nous faire de tous ces vieux concepts ? Nous pouvons soit les oublier ou les abandonner définitivement, soit les réinterpréter. Personnellement, dans la plupart des cas, je suis enclin à les réinterpréter, parce que nous n’avons pas inventé le langage et parce que parler, c’est toujours réinterpréter, faire sortir le nouveau de l’ancien. Je ne crois pas à ce que disent les concepts, mais je crois à l’indicible auquel ils se réfèrent et qu’ils peuvent encore suggérer.

Je crois que vivre c’est se donner et que se donner est la meilleure façon de se recevoir et d’être. Que mourir, c’est se vider ou se donner complètement et que se vider et se donner complètement est le pas pour être pleinement. Que nous apprenions à vivre en apprenant à mourir un peu chaque jour du mieux que nous pouvons, et que nous apprenions à mourir en apprenant à vivre chaque jour du mieux que nous pouvons, dans une bonté détachée et heureuse. C’est là que se réalise en nous le Mystère de la Vie ou de Dieu, qui est Pâques, incessant Passage, Don et Réception inépuisables et Renaissance éternelle. Qu’il n’y a pas d’autre fin du monde que la cupidité et l’oppression universelle. Qu’il n’y a pas d’autre critère de jugement que l’amour de chaque jour. Qu’il n’y a pas d’autre damnation ni d’autre enfer que celui que nous nous infligeons à nous-mêmes et aux autres dans cette vie lorsque nous nous enfermons et nous faisons la guerre à nous-mêmes. Qu’il n’y a pas d’autre ciel que la béatitude partagée dans la communion des vivants, la Bonne Vie commune, et que c’est là le ciel possible de cette Terre commune, le ciel auquel nous aspirons et dont nous sommes responsables.

Mais que restera-t-il de moi après ma mort ? Il restera la vie que nous avons vécue et qui nous transcende dans toutes les directions. Il restera la vie qui a inventé la mort pour continuer à vivre. Il restera la mort qui est la condition et le seuil de la vie et de son déroulement, du moins telle que nous la connaissons sur cette terre. Tant que la vie vit, la mort ne mourra pas, et tant que la mort ne meurt pas, la vie vivra, comme le disaient les sages Vedas de l’Inde il y a 4 000 ans. Il restera la Vie éternelle dans tout ce qui est. Il restera le Souffle qui a fugitivement pris corps en moi et est devenu mon moi toujours changeant. Il restera la matière mère de toutes les formes, la matière éternelle qui m’a formé dans son éternelle transformation, l’énergie transformatrice dont je suis issu et dans laquelle je vais m’immerger. Il restera la lumière de chaque matin et la paix de chaque soir. Il restera le Souffle éternel qui animait ma forme, mon moi. Rien ne se perd, sinon l’apparence. Tout se transforme, comme la lumière de l’aube et du soir.

Après ma mort, cette apparence psychologique, émotionnelle, individuelle et instable ne subsistera pas. Mon souvenir restera dans le cœur ou dans la mémoire de ceux qui se souviendront de moi, me faisant renaître à chaque fois. Restera le vide de cette forme changeante que je suis, L’empreinte de cette forme unique et changeante que j’appelle “je” restera-t-elle aussi ? Au-delà de tout espace et de tout temps, dans le présent sans début ni fin, la Mémoire ou le Cœur du Cosmos infini conservera-t-il la mémoire vivante et vivifiante de cette forme, l’information ou la conscience que nous avons été dans cette existence éphémère ? Peut-être, mais je ne le sais pas et ne m’en soucie pas.

Pour dire ce que je serai après ma mort, il ne reste que des métaphores qui m’ouvrent à l’infini qui bat dans nos meilleurs mots et désirs. Après la mort de cette étincelle vacillante et éphémère, je serai le Feu qui danse, transforme et recrée, je serai le Fond insaisissable et impalpable de tout ce qui est, le Souffle universel et véritable d’où je suis venu et où je reviens. Je serai en Tout, et d’une certaine manière je serai Tout. Je serai CELUI QUE JE SUIS, CELLE QUE JE SUIS, CE QUE JE SUIS, l’Infini en Tout. Et c’est ce que je veux vivre et soigner dans ce prélude à la Vie qu’est cette forme de vie-mort que je vis.

Si nous ouvrions davantage les yeux, si notre conscience s’élargissait, de nombreuses larmes de chagrin pourraient devenir des larmes de réconfort.

Aizarna le 5 novembre 2022

Traduit par Peio Ospital