Un meurtrier des martyrs de l’UCA condamné

Un pas décisif vient d’être franchi sur la voie de la justice pour les personnes assassinées en 1989 à l’université jésuite de l’UCA (San Salvador), en ce clair de lune noir : Segundo Montes, Ignacio Ellacuría, Amando López, Ignacio Martín-Baró , Juan Ramón Moreno et Joaquín López, jésuites, et Julia Elba Ramos, cuisinière de la résidence des jésuites, et sa fille de 15 ans, Celina Mariceth Ramola. Je ne pouvais m’empêcher de les nommer tous par leur prénom et par leur nom de martyrs.

La Cour Nationale espagnole a condamné l’ancien colonel et ancien vice-ministre de la Sécurité d’El Salvador, Inocente Orlando Montano, à la peine de 133 ans et trois mois, 26 ans et des poussières pour chacun des cinq jésuites assassinés de nationalité espagnole, puisque le tribunal espagnol est compétent dans leur cas seulement.

Je m’en félicite.

La Haute Cour a solennellement reconnu la vérité des faits, qui n’était cachée qu’à ceux qui ne voulaient pas voir : les huit meurtres « ont été complotés, planifiés, convenus et ordonnés par des membres du haut commandement des Forces Armées, organisme auquel appartenait Inocente Orlando Montano comme vice-ministre de la Sécurité Publique ». Elle a confirmé que le président de la République de l’époque, Alfredo Cristiani, avait participé au massacre. Elle a certifié que les dirigeants du gouvernement national avaient commis de très graves crimes de violence armée “afin de perpétuer leurs positions privilégiées”, et qu’ils avaient menti et utilisé tout leur pouvoir pour faire croire que les victimes “agissaient comme des agents d’un complot socialo-communiste” et, qu’avec leur théologie de la libération, ils incitaient les paysans à «une conspiration communiste internationale au service du Kremlin». Elle a qualifié les faits pour ce qu’ils sont : « du terrorisme d’’État ».

La condamnation judiciaire sévère et catégorique ne suffira pas pour ramener les victimes à la vie, mais c’est une condition nécessaire pour rendre leur dignité à leur mémoire, pour légitimer leur cause et réhabiliter tous ceux qui, avant et après, ont donné leur vie pour la même cause avant et après dans tous les endroits de cette Terre martyrisée. C’est une façon de les ressusciter. La condamnation judiciaire de ceux qui ont commis de telles atrocités est donc juste et nécessaire. Il ne peut y avoir de justice sans vérité.

Cependant, je me demande : serait-il juste et nécessaire que les auteurs de ces crimes passent des années et des années en prison ? Cela profite-t-il à quelqu’un qu’Inocente Orlando Montano subisse la torture de la prison non plus pendant 133 ans, mais ne serait-ce que pendant 3 ans seulement?  Les souffrances qui lui seraient infligées répareraient-elles les dommages injustes et cruels qu’il a infligés à ses victimes, à leurs familles et à son peuple ?

Si la prison – ce modèle de prison – était le seul moyen d’empêcher le voleur de voler à nouveau, le meurtrier d’assassiner ou le violeur de violer, ce pourrait être justifié. Si cela servait à empêcher d’autres personnes de commettre de tels crimes ou à permettre aux criminels eux-mêmes de devenir de meilleures personnes et de meilleurs citoyens, cela pourrait être compris. Mais cela saute aux yeux, ce n’est pas le cas. La peine de prison, quelle que soit sa durée, ne réduit ni les crimes, ni ne réhabilite, rééduque ou resocialise les délinquants. Et si une société développée ne se donne pas de meilleurs moyens d’empêcher un criminel de récidiver, cela reviendrait à reconnaître qu’une telle société a renoncé à son développement humain. Il ne peut y avoir de justice sans réparation, mais la prison ne répare ni le malfaiteur ni le blessé à mort.

C’est pourquoi je pense que la prison maintenant est inutile et, par conséquent, injuste. Il me semble contraire à l’éthique que quelqu’un, aussi criminel soit-il, finisse de perdre sa dignité pour rien dans ces abîmes d’inhumanité sans lumière ni pitié que sont les prisons. Et cela vaut pour un criminel comme Inocente Orlando Montano, pour un membre de l’ETA, un violeur ou un corrompu, même s’il est roi. Cela semble dur, mais c’est ce que je pense.

Et j’espère que personne n’en tire la conclusion que je défends l’inaction et le refus de l’autodéfense d’une société face à ceux qui la détruisent –en commençant, c’est certain, par ceux qui la détruisent depuis leur pouvoir économique ou politique–. Je défends, au contraire, qu’une société humaine et développée, sensible et sage, devrait chercher d’autres moyens qui ne soient pas des prisons ; d’autres moyens intelligents, humanisants et efficaces pour prévenir le crime, régénérer le criminel et, avant tout, panser les blessures de toutes les victimes. Et je maintiens que ces moyens alternatifs sont à notre portée. Il faut seulement le vouloir.

Tant que nous resterons piégés dans la logique du crime et de la vengeance, du crime et du châtiment, nous ne transformerons pas cette histoire (qui est la nôtre) sans fin de bourreaux et de victimes. Tant que nous ne serons pas en mesure de surmonter la mentalité pénale expiatoire qui sous-tend notre système pénitentiaire, malgré ce que proclame la Constitution Espagnole, et que nous ne parviendrons pas à construire une société juste et pacifique sans prisons, nous n’aurons pas réussi à « renverser l’histoire, la subvertir et la lancer dans une autre direction», comme l’écrivit Ignacio Ellacuría.

Alba et Celina, Segundo, Ignacio, Amando, Ignacio, Juan Ramón et Joaquín : priez pour nous. Je veux dire: que votre mémoire perdure dans notre vie, votre souffle dans la nôtre, et que nos pas suivent les vôtres, jusqu’à ce que le jour se lève entièrement, jusqu’à ce que toutes les condamnations se transforment en justice. (Aizarna, 14 septembre 2020)