Les Saints Innocents

Nous ne savons presque rien de l’enfance de Jésus : il n’est pas né l’an 0, mais vers l’an 5/6 avant notre ère, probablement à Nazareth ; c’était le fils de Marie et de Joseph le charpentier et il a eu au moins quatre frères et deux sœurs ; il appartenait à une famille pauvre, comme tant d’autres, d’un village rural pauvre. C’est à peu près tout ce que l’on sait, peu ou beaucoup selon le point de vue.

Mais 80 ou 90 ans plus tard, les évangélistes Mathieu et Luc ont élaboré des récits connus comme « les évangiles de l’enfance » qui ont inspiré d’innombrables peintres et sculpteurs, de poètes et de musiciens, et qui continuent à nous inspirer, nous croyants : des anges qui annoncent la naissance de Jésus à Joseph et à Marie et à des bergers des environs de Bethléem, bergers et « mages » d’Orient – prêtres perses, iraniens, de la religion de Zarathoustra – qui visitent le nouveau-né, étoiles qui guident et chœurs d’anges qui chantent… « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre à tous les êtres humains, aimés de Dieu ». Paix sur la terre entre tous les êtres nés de l’Amour et appelés à aimer.

Voilà des scènes infiniment belles qui continuent à nous inspirer aujourd’hui comme hier. Oui, il est bon qu’elles continuent à nous inspirer comme il y a 50,200 ou 2000 ans, pourvu que nous sachions en faire la lecture. Que personne, au nom de l’Evangile, ne gâche la beauté sublime de ces récits en nous obligeant à les lire comme des documents historiques ou comme la révélation de dogmes à croire. Nous devons les lire tels qu’ils ont voulu être et tels qu’ils sont en réalité : des prophéties et des poèmes. Lisons-les avec une innocence nouvelle, avec une seconde naïveté , avec une âme d’enfant. Lisons-les comme la révélation du Mystère qui transporte le cœur au-delà de la parole, au-delà de toutes les croyances. Tu es Joseph, tu es Marie, tu es Jésus. Tu es un ange, tu es une étoile. Tu es le petit berger de Bethléem, tu es le mage d’Orient, savant et chercheur.

Bon. Dans « l’évangile de l’enfance » qui est le propre de Mathieu – qui, d’ailleurs, ne ressemble en rien à celui de Luc – nous trouvons le récit d’un horrible massacre : Hérode le Grand, entendant les mages dire qu’ils venaient adorer un « roi » nouveau né, s’alarme à la seule pensée que cet enfant finisse par lui extorquer son trône et fait tuer tous les enfants de Bethléem de moins de deux ans. Ce sont les « saints innocents ». Si rien de cela ne s’est produit au pied de la lettre, cela continue à se produire tous les jours. Le pouvoir est prisonnier de la peur et la peur nous pousse à tuer. Plus on a d’ambition, plus on a peur. Plus on a peur, plus il y a de morts. Nous savons, par exemple, que le roi Hérode était très cruel parce que très peureux ; de peur de perdre le trône, il tua son gendre et ses fils Alexandre, Aristobule et Antipater, son épouse Marianne et bien d’autres et il ordonna qu’à sa mort on tue de nombreux personnages juifs pour qu’il y eût des larmes et des sanglots en abondance aux obsèques du roi. L’Histoire est remplie de saints innocents, victimes du pouvoir.

L’histoire est aussi remplie d’autres saints innocents, ceux qui arrivent à vaincre le pouvoir et à sauver les victimes par la force du bien. Ainsi, quand le pharaon d’Egypte veut exterminer les enfants des hébreux, Moïse est sauvé par sa mère, sa sœur, la fille du pharaon et deux accoucheuses égyptiennes. Cinq saintes innocentes qui défendent la vie et libèrent celui qui sera, plus tard, le libérateur. Cette histoire du pharaon et de Moïse sert justement de modèle au récit de Mathieu, en inversant la géographie, bien sûr : Moïse et les hébreux s’enfuient d’Égypte pour être libres ; par contre, Marie et Joseph s’enfuient de Palestine en Égypte pour mettre en lieu sûr Jésus, le Messie, sauveur de la vie. Il y a inversion de la géographie de la cruauté et de l’innocence de même que des noms propres – voyez ce qui se passe aujourd’hui -, mais ce sont toujours les innocents qui sauvent la vie et recomposent l’histoire.

C’est notre histoire. Seule l’innocence pourra la sauver. Non pas l’innocence synonyme de naïveté ou de pureté morale ou légale. In-nocens signifie , en latin, celui qui ne fait pas du tort. Est innocent celui qui a le cœur indemne, entier et sain, malgré le mal subi et le tort infligé, car nous avons tous fait du mal et nous en avons tous été l’objet. Est innocent celui qui reconnaît et ressent le mal infligé et qui est prêt à excuser le mal reçu. Est innocent celui qui continue à croire en la bonté de l’autre et en la sienne comme la vérité la plus profonde malgré tout. Est innocente la personne qui est bonne et qui ne mesure pas les mérites et ne contrôle pas les résultats.

C’est ce qu’a été Jésus. C’est ainsi qu’il a incarné « Dieu », bonté heureuse. Plénitude de la vie sans peur et sans mal. Cette innocence divine est notre vérité première. C’est aussi ta vocation. C’est aussi ce que tu es toi-même.

(28 décembre 2014)

Traduit de l’espagnol par Miren de Ynchausti-Garate