CLERICALISME OU ÉVANGILE ? COMPRENDRE LES ENJEUX

Vers une Église sans clercs ni laïcs

 

Pour les réflexions que vous m’avez demandé de partager, vous m’avez proposé comme titre « Cléricalisme ou Evangile » et un point d’interrogation. Ce seraient donc deux choses opposées ? Eh bien, oui : le cléricalisme est carrément opposé à l’Évangile. Je vais essayer de signaler quelques éléments fondamentaux de cette contradiction, qui constituent autant d’enjeux et d’appels pour cheminer vers une Église évangélique non cléricale.

Je tiens à fous féliciter de tout cœur pour être là aujourd’hui, pour continuer de croire malgré tout à l’Esprit de Jésus, pour ne pas cesser de revendiquer malgré les difficultés évidentes l’Église fraternel et spirituel que Jésus mit en mouvement. Cela vaut la peine.

1. Le cléricalisme : une Église basée sur la soumission hiérarchique

 

Le cléricalisme est un système –le qualifierons-nous encore ecclésial– organisé autour de la figure du clerc.

Clerc vient du grec kleróo (« choisir », « jeter le sort »), kleróomai (« être pris comme héritage »). Le clerc est (se conçoit soi-même comme) :

– Un homme, jamais une femme.

– « Pris » par Dieu comme son lot particulier ; élu « par Dieu », non pas par la communauté qu’il doit servir, qu’il va plutôt présider.

– Investi « par Dieu » (en fait, par d’autres clercs de rang supérieur) d’un pouvoir divin qui échappe à tout contrôle de la communauté.

– Investi, donc, d’un pouvoir exclusif et intangible.

Ainsi, l’Église cléricale va constituer un corps, un clergé, rigoureusement hiérarchisé: du pape aux diacres, en passant par les évêques et les prêtres. Le cléricalisme est une des nombreuses versions des « dualismes hiérarchiques » (Rosemary Radforth Ruether): Dieu au-dessus du monde, fondement de tout dualisme et de toute hiérarchie et, par conséquent, de toute soumission ; l’esprit au-dessus de la matière, l’âme au-dessus du corps, le ciel au-dessus de la terre ; les êtres humains sont au-dessus des animaux, les animaux au-dessus des végétaux, les végétaux au-dessus des minéraux… Les hommes, bien entendu, au-dessus des femmes, les blancs au-dessus des gens de couleur, l’Europe et sa culture au-dessus des autres continents et toutes leurs cultures. Et, bien sûr aussi, les hétérosexuels au-dessus des homosexuels. La religion au-dessus de l’incroyance, le christianisme au-dessus des autres religions, et l’Église catholique romaine au-dessus de toutes les autres Églises, et à son intérieur le pape au-dessus des évêques, les évêques au-dessus des prêtres, les prêtres (et les « religieux-religieuses » au-dessus des laïques).

Le cléricalisme est une forme particulière de seigneurie et de soumission. Le cléricalisme fait partie d’un monde hiérarchisé, il en est la forme religieuse et la légitimation ultime. Voilà le modèle qui est toujours en vigueur.

Mais nous voici, hommes et femmes disciples de Jésus, frères et sœurs de Jésus et les uns des autres, réunis pour nous demander : est-ce que ce monde hiérarchique que l’Église cléricale reflète et renforce serait-il l’épiphanie de Dieu, de la Vie, du Fond de la Réalité ? Dieu ne serait-il pas plutôt le nom du Mystère Innombrable de la Communion universelle ? La Vie ne jaillit-elle pas de la relation d’égalité de tout avec tout ? Le Fond de la Réalité n’est-il pas la danse circulaire de la fraternité-sororité universelle ? Alors, cette Église cléricale est-elle bien l’Église de Jésus que nous sommes, que nous voulons être ? Tant que ce modèle cléricale de soumission ne sera pas renversé, l’Église pourra-t-elle, pourrons-nous, être le sacrement du Règne du monde nécessaire, du foyer de l’humanité, de la nouvelle terre habitable de la communauté des vivants ?

 

2. Le cléricalisme est à la racine des problèmes majeurs de l’Église

Le cléricalisme que je viens de décrire dans ses traits et ses fondements majeurs constitue la base du modèle ecclésial catholique en vigueur depuis le IIIème siècle. Par là même, il constitue la raison fondamentale de son retard historique et de son insignifiance culturelle dans le monde actuel, notre monde.

J’oserais dire que le cléricalisme est à la racine des maux fondamentaux de l’Église institutionnelle. Tous les autres problèmes structuraux de l’Église en découlent et s’y ramènent, et aucun problème ne sera résolu tant que ce schéma cléricale ne sera pas inversé. Tandis que, résolu cette question, les autres seront résolus.

Je signale quelques exemples :

 

1) C’est du cléricalisme que se dérive le patriarcalisme et l’inégalité inique de la femme par rapport aux hommes.

2) C’est du cléricalisme que découle l’autoritarisme ou le caractère antidémocratique de l’Église découle du modèle religieux cléricalisme.

3) En allant un peu plus au fond, c’est au cléricalisme, donc à la nécessité plus au moins consciente qu’a le clergé de défendre son pouvoir et ses privilèges que sont liés la vieille alliance de l’institution ecclésiastique avec le pouvoir, l’oubli des pauvres, la perte de liberté prophétique pour dénoncer l’injustice et la peur pour annoncer la bonne nouvelle de Jésus dans sa simple radicalité.

4) C’est le cléricalisme qui est à la base de la fausse question sur le rôle des laïcs dans l’Église, question qui a fait couler tant d’encre. Disparue la constitution cléricale de l’Église, disparaîtrait du coup la question de la place des laïcs en elle.

5) C’est au cléricalisme, enfin, qu’est également lié le fameux manque de prêtres, encore un faux problème. En fait, si les diverses communautés chrétiennes et l’Église entière s’organisait dans une perspective communautaire, hors du cadre clérical, le problème du manque des prêtres, dont tant de communautés affirment souffrir, ne se poserait même pas : si on dépasse le modèle cléricale, les prêtres proprement dits ne seraient pas nécessaires pour l’Eucharistie ni pour la Réconciliation ni pour les autres sacrements ; chaque communauté choisirait les personnes chargées des services nécessaires pour ses divers aspects et besoins. Ce qui ne veut pas dire que la crise culturelle du christianisme traditionnelle s’effacerait pour autant.

3. La première victime du cléricalisme c’est le clergé

Je pars d’un constat : le clergé traverse une crise profonde, tant au niveau personnel qu’institutionnel. Je me référerai surtout à la dimension personnelle. Beaucoup de prêtres ne se sentent bien dans leur peau, et leur santé (tant physique que psychique) en souffre. La souffrance des clercs, victimes du cléricalisme, nous mène à les regarder avec des yeux ce miséricorde, et à être d’autant plus critiques vis-à-vis du système dont ils souffrent.

Voici quelques symptômes du malaise, qui en sont à la fois des causes :

1) Manque de sécurité et d’estime de soi;

2) Distorsion évidente entre les besoins personnels et les exigences du rôle clérical ;

3) Répression angoissante des émotions et des besoins (surtout affectives) ;

4) Sentiment de frustration du fait que tout ce pour quoi on est devenu prêtre et on continue de l’être s’effondre irrémédiablement (le vide des églises, les jeunes qui passent, les « vocations » qui manquent…) ;

5) Conflit déchirant entre l’obéissance inconditionnelle que l’on doit (à l’institution ecclésiale, à l’évêque ) et la nulle autorité nulle que l’on exerce (en tant que représentant de la même institution), pris au milieu ;

6) Collision non acceptée entre l’image de soi en tant que figure supérieure, d’une part, et le discrédit social, de l’autre ;

7) Tension aiguë entre le besoin de reconnaissance qu’ils ont développé et la perte brutale de reconnaissance et de prestige social dans notre société ;

8) La sexualité, n’en parlons pas… et ne parlons pas de sexualité dans le sens large et dans le sens restreint… (Il n’est pas nécessaire d’avoir trop lu Drewermenn, Fonctionnaires de Dieu, pour affirmer que les motivations et l’expérience personnelles du célibat d’une grande partie du clergé et des religieux-religieux, ne résisteraient pas le discernement nécessaire. Bien entendu, la sexualité est pour tout un chacun, marié ou célibataire, source de conflits, soyons honnêtes, mais il faut reconnaître aussi que le clergé, de manière majoritaire, ne vit pas le célibat de manière libre et naturel, « saine ». Il y a déjà longtemps le théologien jésuite Díez Alegría a écrit que « le célibat est une fabrique de fous »).

 

Tous ces problèmes personnels ont des racines avant tout structurales, institutionnelle, et exigent une réforme urgente des ministères ecclésiaux et de la figure du “clerc” (en tant que personnage séparé, sacré, investi de pouvoirs divins …). Le cléricalisme peut être la cause des “maladies ecclésiogènes” (B. Häring) pour les croyants en général, mais en tout premier lieu pour les clercs eux-mêmes.

Ainsi donc, l’ecclésiologie cléricale où certains ministères jouissent d’un privilège non seulement nie l’égalité fraternelle voulue par Jésus, mais, à long terme, menace sérieusement la personnalité de ceux qui exercent de tels ministères.

4. Au début, il n’y avait ni clercs ni profanes

Il ne s’agit pas d’aller en arrière, de revenir au passé, mais il est bon de nous rappeler que, aux origines de l’Église, il n’y avait pas de « clercs ». Encore moins dans le mouvement de Jésus.

1) Regardons d’abord ce que Jésus a fait et enseigné. Jésus ne s’est jamais appelé ni s’est conduit comme un prêtre. Il a même évité tout rapport avec les prêtres et s’est montré très critique vis-à-vis d’eux. Et il n’a jamais établi des niveaux ou des catégories au sein de son groupe. Bien au contraire : Mais vous, ne vous faites pas appeler Maître ; car un seul est votre Maître, et vous êtes tous frères. Et n`appelez personne sur la terre votre père ; car un seul est votre Père, celui qui est aux cieux (Mt 23,9-10). Bien entendu, chaque disciple, homme ou femme, doit assurer son service dans le groupe de Jésus, mais personne n’est pas pour autant au-dessus de quiconque.

Mais quoi dire des « Douze » appelés « apôtres » ? Jésus ne les a-t-il pas établis sur le reste de disciples ? Certainement pas. Il ne les a pas placés comme des dirigeants, encore moins comme une classe dirigeante dotée du « droit de succession ». C’est beaucoup plus simple : Jésus attendait que tous les enfants d’Abraham dispersés parmi les nations allaient être réunis par Dieu lors de l’arrivée imminente du « royaume de Dieu », et il désigna les Douze comme symbole des douze tribus imaginaires de l’ancien Israël, et on peut dire encore : comme image prophétique de la libération et du rassemblement de tous les exilés.

2) Avançons d’un pas et observons le vocabulaire du Nouveau Testament. Deus observations s’imposent et nous surprennent :

a) Premier constat, sur les termes “clerc” et “laïc”: le terme grec kleros (« portion échu », « propriété particulière ») ne désigne jamais les dirigeants, mais la communauté entière (cf. 1 P 5, 3; Ep 1,11). Quant au terme laikos (qui signifiait la masse des habitants d’une ville par opposition aux dirigeants) n’est jamais utilisé dans le Nouveau Testament ; par contre, on utilise laos (« peuple ») (1 Pe 2,9-10), logiquement référé à l’Église ou ‘a l’ensemble de toutes les Églises. Ainsi donc, d’après le Nouveau Testament, nous sommes tous un « clergé », des élus, et nous sommes tous des « laïcs », un peuple de frères et des sœurs.

b) Deuxième constat : le terme “prêtre” a presque disparu du Nouveau Testament. Seulement “Jésus”, qui était un laïc, et toute la communauté chrétienne sont appelés « prêtres » (Hb 5,1-5 ; 1 P 2: 4-10, Ap 1,6: 5,10), mais jamais les dirigeants des communautés sont désignés de ce mot.

3) Il ne faut oublier, par ailleurs, la variété des ministères qui existait au sein des communautés chrétiennes dont on parle dans le Nouveaux Testament. On constate que les diverses communautés (Jérusalem, Antioche, Corinthe…) s’organisent de manières très diverses et qu’elles ont des ministères diverses avec des fonctions différentes.

Un exemple suffit. En s’adressant aux chrétiens de Corinthe, Paul écrit: « Vous êtes le corps de Christ, et vous êtes ses membres, chacun pour sa part. Et Dieu a établi dans l`Église premièrement des apôtres, secondement des prophètes, troisièmement des docteurs, ensuite ceux qui ont le don des miracles, puis ceux qui ont les dons de guérir, de secourir, de gouverner, de parler diverses langues. Tous sont-ils apôtres ? Tous sont-ils prophètes ? Tous sont-ils docteurs ? Tous ont-ils le don des miracles ? Tous ont-ils le don des guérisons ? Tous parlent-ils en langues ? Tous interprètent-ils ? Aspirez aux dons les meilleurs. Et je vais encore vous montrer une voie par excellence …» (1 Co 12,27-29).

Paul mentionne explicitement les apôtres (c’est-à-dire les missionnaires fondateurs des communautés chrétiennes ; pour Paul, “les apôtres” ne sont pas seulement les Douze) ; les prophètes (c’est-à-dire, ceux qui parlent au nom de Dieu, ceux qui sont chargés de d’enseigner ; ceux qui ont le don de guérir, ou d’aider les pauvres ; ceux qui sont chargés de diriger la communauté ; et ceux qui possèdent le don de parler « en langues » (un langage mystique qui doit être interprétée). Il est à noter que le charisme de “l’apôtre” ne s’identifie pas à “diriger la communauté” et que ce dernier ministère n’est nommé qu’en avant dernier lieu, et jamais séparé des autres charismes. Paul parle de manière analogue dans Rm 12,6-8. Par ailleurs, on sait que les diverses communautés pauliennes s’organisaient différemment. L’unification sera postérieure, quoiqu’elle ne tardera pas à s’imposer.

La triade traditionnelle (episkopos, presbyteros, diakonos) n’est pas encore connue en tant que telle pendant la période du Nouveau Testament ; les trois termes sont employés dans les lettres pastorales (1 Tm, 2 Tm, Tt), écrites bien après la mort de Paul par des disciples à lui, mais les trois termes sont encore synonymes. Plus tard, dans les lettres de Saint Ignace d’Antioche (fin IIème siècle), les trois termes (episkopos, presbyteros, diakonos) désigneront les trois ministères devenus principaux et subordonnés les uns aux autres, c’est-à-dire, la structure qui est en vigueur encore dans les Église catholique et orthodoxe.

En conclusion, on ne peut absolument pas appeler à la tradition la plus ancienne pour légitimer la distinction entre clerc et laïcs, entre des « ministres » ordonnés par la hiérarchie et les ministères laïcs nommés par la communauté. Aux origines de l’Église, aucun ministère comportait un statut « sacré » supérieur aux autres et tous dépendaient de la communauté.

5. L’Eglise est passée du peuple sacerdotal au sacerdoce clérical

Au cours des deux premiers siècles, il n’y a pas eu donc des clercs dans l’Église et, par conséquent, il n’y a pas eu non plus de “laïcs”. Mais il est arrivé tôt que certains ministères de direction –concrètement les évêques, les presbytres et les diacres– ont acquis une majeure prééminence et se sont imposés sur les autres ministères et, ce qui est pire, se sont séparés des autres, en se sacralisant ; de tels dirigeants de la communauté sont devenus de plus en plus “prêtres” au sens de l’Ancien Testament. Ils se sont “cléricalisés” progressivement. Au IIIème siècle, le mot “clergé” semble déjà s’appliquer aux évêques, aux prêtres et aux diacres.

C’est ainsi qu’est né le clergé, et c’est ainsi que sont apparus dans l’Église les « laïcs », privés de tout ce dont le clergé s’est approprié. Avec la mise en place du modèle clérical, il est arrivé entre autres que les femmes ont été marginalisées. Et ce modèle clérical d’Église a été généralisé et a été consacré dans la théologie et au droit canonique à partir du XIIème jusqu’au XXème siècle.

Il est vrai, pourtant, qu’à toutes les époques il y a eu des personnes et des mouvements qui ne se sont pas senti à l’aise avec ce modèle et qui, d’une manière ou d’une autre, ont réclamé une Église inspirée dans le groupe d’hommes et de femmes qui ont suivi Jésus et qui l’ont accompagné dans son mode de vie itinérante. Beaucoup d’entre eux/elles ont été déclarés et condamnés comme hérétiques. Pensons au mouvement de la “Nouvelles Prophétie” de Montano vers l’an 160. Pensons aussi à Prisciliano, au IVème siècle. Pensons aux divers mouvements réformateurs du Moyen Âge : les cathares, les Vaudois, les pauvres de Lyon, le mouvement franciscain. Je me permets un petit mot sur François d’Assise : il avait un énorme respect et même vénération pour les clercs, car il pensait qu’ils représentaient la personne de Jésus, mais, en fait, François refusa d’être ordonné clerc, et non pas simplement « par humilité » ; « l’humilité » était plutôt chez lui sa manière de justifier son refus du modèle clérical : il vénérait le clergé, mais il ne s’identifiait pas du tout avec le modèle clérical d’Église. Une mention toute particulière mérite le mouvement de femmes appelées béguines, qui refusaient la suprématie cléricale masculine, qui revendiquaient leur autonomie vis-à-vis du clergé, qui affirmaient leur pouvoir d’enseigner, écrire et guider les âmes, et c’est pour cela qu’elles ont été reléguées, persécutées et finalement condamnées (Marguerite Porette, auteur du livre Miroir des simples âmes, a été brulé vive en 1310 à la place de Greve de Paris, pour ne pas retirer de la circulation son livre et ne pas renoncer a ses idées).

Luther s’érige en porte-parole de toutes les revendications de supération du modèle cléricale d’Eglise et de tous les ministères : il abolit le sacrement de l’ordre, affirma l’unique sacerdoce du Christ et le sacerdoce universel et horizontal de tous les baptisés qui participent au même sacerdoce du Christ, fonda tous les ministères ecclésiaux dans ledit sacerdoce commun, abolit le célibat et supprima les barrières intra-ecclésiales liées au cléricalisme. Le Concile de Trente condamna toutes ces positions luthériennes par des anathèmes et déclara dogmes toutes les thèses réfutées par Luther. Et cela a marqué les siècles suivants.

Ainsi , au début du XXème siècle, Pie X a écrit: “L’Église est, par essence, une société inégale, c’est-à-dire une société qui comprend deux catégories de personnes: les bergers et le troupeau, ceux qui occupent un rang à différents degrés de la hiérarchie et la multitude des fidèles. Et ces catégories sont tellement différentes les unes des autres que ce n’est que dans le corps pastoral que résident le droit et l’autorité nécessaires pour promouvoir et d’orienter tous les membres vers le but de la société. En ce qui concerne à la multitude, elle n’a d’autre droit que de se laisser guider et, en fidèle troupeau, de suivre ses pasteurs “(encyclique Vehementor Nos).

 

6. Le Concile Vatican II n’a pas dépassé le modèle clérical ?

 

En ce qui concerne le cléricalisme, de même que dans d’autres questions théologiques (écumenisme inter-ecclésial, rapport entre le christianisme et les autres religions, le rapport de l’autorité du synode ou ensemble des évêques avec l’autorité du pape…), le Concile Vatican II est resté à mi-chemin ; les documents conciliaires sont le fruit d’un compromis entre la majorité réformatrice et la minorité traditionaliste. Il a voulu en quelque sorte le modèle (néotestamentaire) de l’Église-communion, mais il n’a dépassé réellement le modèle cléricale.

Il y un détail très significatif à ce propos : l’histoire de la rédaction de la Constitution dogmatique Lumen Gentium. L’instrumentum laboris proposé aux pères conciliaires par le vieil apparat curial suivait le schéma traditionnel : le chapitre II traitait sur la Hiérarchie et, ensuite, le chapitre III traitait sur le Peuple de Dieu en général. D’abord la Hiérarchie cléricale, après le peuple. Cela ne faisait que refléter le modèle traditionnel hiérarchique, cléricale, sacerdotale : les ministères ordonnées (évêque, presbytre, diacre) placés au-dessus des ministères laïcs, la séparation nette du sacerdoce ordonné et du sacerdoce commun de tous les baptisés.

De manière inattendue, dès la première séance, la majorité des pères a décidé d’inverser l’ordre : on allait traiter d’abord sur le Peuple de Dieu (chapitre II) et après sur la Hiérarchie (chapitre III). Celle-ci était resitué, comme il est juste, à l’intérieur du peuple ou de la communauté et non pas au-dessus d’elle.

Et c’est ainsi que s’est fait, malgré les plaints et les protestations de la minorité plus traditionaliste. L’inversion d’ordre des chapitres II et III de la Constitution Lumen Gentium illustre bien la volonté d’un changement modéré que la majorité des pères avait en tête: le chapitre II sur le peuple de Dieu précède bien le chapitre III sur la hiérarchie. Et on affirme la dignité égale de tous les baptisés (LG 32). Il pourrait sembler donc que la mentalité cléricale (le clerc comme personnage séparé, sacré, investi par le Christ des pouvoirs sacrés grâces à l’ordination épiscopale –l’évêque étant le successeur des Douze Apôtres auxquels le Christ aurait confié sa représentation et ses pouvoirs et la mission de les transmettre et de les assurer dans l’Église de l’avenir–) ce schéma-là semblait être dépassé.

Mais il n’en est rien. Dans le changement suggéré par la fameuse inversion des chapitres il ne s’agissait en fait que d’une intuition à peine, un pressentiment qu’il fallait concrétiser, un désir ambigu qu’il fallait accomplir. Le changement réel ne s’est pas produit. La Constitution Lumen Gentium continue toujours de parler en termes de sacerdoce, de distinguer nettement le sacerdoce ordonné du sacerdoce commun, de placer la hiérarchie cléricale (le pape, Vicaire du Christ, étant au-dessus des évêques) sur le peuple de Dieu en tant que représentant du Christ Tête, et tout cela par la volonté du Christ lui-même. Il y a une revalorisation théorique du laïcat, mais en réalité il reste subordonné au clerc en tout ce qui concerne les sacrément, la parole de Dieu et l’autorité ultime, dérivée directement du Christ et non pas de la communauté. Et quand il, pour une fois, veut définir ce que sont les laïcs, il le définit comme « ceux qui ne sont ni clercs ni religieux » (LG 31).

Il est vrai que, après le Concile, le mouvemente réaffirmant le rôle actif des laïcs dans l’Église s’est ravivé fortement. Le Pape Pau VI et Jean Paul II n’ont pas été étrangers à ce message. Eux aussi, ils ont mis en valeur le laïcat. Mais, malheureusement, sans rien changer au fond.

Ainsi, par exemple, la belle Exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi de Paul VI (1975) continue de distinguer clairement la mission des clercs et des laïcs : la mission des laïcs se rapportent au monde, la politique…, tandis que la construction de l’Église comme telle corresponde aux clercs: “Le domaine propre à son [le laïc] activité d’évangélisation est le monde vaste et complexe du monde politique, social et économique, ainsi que celui de la culture, des sciences et des arts, de la vie internationale, des médias et d’autres réalités spécifiques ouvertes à l’évangélisation, telles que l’amour, la famille, l’éducation des enfants et des adolescents, le travail professionnel, la souffrance … “(Evangelii Nuntiandi, n ° 70). Tandis que “la fonction spécifique des pasteurs” est “l’institution et le développement de la communauté ecclésiale” (ib.). La séparation du sacré et du profane persiste. La subordination aussi.

A la suite du Synode sur la vocation et la mission des laïcs dans l’Église et le monde d’aujourd’hui, Jean Paul II a consacré une Exhortation Apostolique sur ce sujet : Christifidèles laici (1988). Il affirme, bien entendu, que “chacun de nous travaille dans la vigne commune du Seigneur avec des charismes et des ministères divers et complémentaires” (Christifideles Laici, 55). Mais l’Exhortation reste entièrement prisonnière de la théologie cléricale.

Ainsi se fait-il que la définition du laïc se formule toujours, comme l’a fait le Vatican II, dans des termes négatifs : le laïc es le membre de l’Église qui n’est ni clerc ordonné ni religieux consacré à Dieu par ses vœux de pauvreté, obéissance et chasteté. Le terme « laïc » ne désigne pas ce qu’est quelqu’un, mais ce qu’il n’est pas. Les laïcs sont ceux qui, par définition canonique, n’ont pas d’identité ni de fonction propre dans l’Église, parce qu’ils en ont été privés. Le laïc est celui qui n’a pas émis les trois vœux canoniques de pauvreté, d’obéissance et de chasteté, bien qu’il soit presque certain qu’il devra remplir ces vœux, ainsi que plusieurs autres, autant ou plus que les religieux installés dans leur “état de perfection”. Le laïc est celui qui ne peut pas présider la fraction du pain, la cène de Jésus, la mémoire de la vie. Le laïc est celui qui ne peut pas dire au nom de Jésus de manière efficace : “Mon frère, ma soeur, ne t’afflige pas, car tu es pardonné et tu le seras toujours. Personne ne te condamne, ne condamne personne. Va en paix, vis en paix”. Le laïc est celui qui ne peut pas dire à un couple qui s’aime : “Je bénis votre amour. Votre amour, tant qu’il dure, est le sacrement de Dieu”. Les laïcs sont ceux qui n’ont aucun pouvoir dans l’Église, parce qu’il leur a été volé. C’est le cléricalisme qui produit des laïcs.

Nous en sommes encore là. Nous sommes prisonniers de ce langage et de ce modèle d’Église. Et, en fait, nous pensons et agissons encore dans une large mesure comme s’il y avait deux « genres de chrétiens » dans l’Église : le clergé et les laïcs, le pôle actif et le pôle passif, celui qui enseigne et celui qui apprend, celui qui commande et celui qui obéit, celui qui célèbre et celui qui assiste. Nous continuons à penser et à fonctionner comme si l’Église au sens propre c’était seulement le clergé et comme si les laïcs n’étaient qu’une église de second rang à laquelle sont confiées des tâches secondaires. Voyons, par exemple, comment nous célébrons l’Eucharistie : cette séparation énorme entre l’assemblée et le “prêtre”, qui est le seul à avoir le “pouvoir de consacrer” ; dans la prière des fidèles et dans la prière eucharistique, on prie en premier lieu et en tout détail pour le clergé (le pape, les évêques, les prêtres, les diacres), et à la fin on fait une allusion au peuple en général …

8. Y a-t-il du nouveau avec le pape François ?

Aussitôt nommé, le pape François est apparu au balcon du Vatican, s’est incliné devant la foule et s’est exclamé : « Bénissez-moi ». Ça aurait pu être un signe très parlant.

Après, il s’est exprimé maintes fois contre le cléricalisme dans ses allocutions et ses messages écrits, la dernière fois le 23 janvier dernier lors de son allocution aux évêques d’Amérique centrale réunis au Panamá à l’occasion de la Journée Mondiale de la Jeunesse : “Le fonctionnalisme et le cléricalisme ecclésiaux, si tristement étendus, représentent une caricature et une perversion du ministère (…).

C’est tout particulièrement au Chili, le 16 janvier 2018, lors de sa visite au Pérou, que le pape François a eu des propos forts contre la tentation du cléricalisme : « Le manque de conscience d’appartenir au peuple fidèle de Dieu en tant que serviteurs et non en tant que propriétaires peut nous conduire à l’une des tentations qui nuisent le plus au dynamisme missionnaire que nous sommes appelés à promouvoir: le cléricalisme, qui est une caricature de la vocation sacerdotal.

« Le manque de conscience que la mission est celle de toute l’Église et non du prêtre ou de l’évêque limite l’horizon et, pire encore, limite toutes les initiatives que l’Esprit peut promouvoir au milieu de nous. Soyons clairs, les laïcs ne sont ni nos pions, ni nos employés. Ils n’ont pas à répéter en tant que ‘perroquets’ ce que nous disons (…). Le cléricalisme, loin de promouvoir les différentes contributions et propositions, éteint peu à peu le feu prophétique que toute l’Eglise est appelée à témoigner dans le cœur de ses peuples. Le cléricalisme oublie que la visibilité et la sacramentalité de l’Église appartiennent à tout le peuple fidèle de Dieu (cf. Lumen gentium, 9-14) et non seulement à une minorité de personnes éclairées.

« Faisons attention, s’il vous plaît, contre cette tentation, en particulier dans les séminaires et dans l’ensemble du processus de formation. J’avoue, je m’intéresse à la formation des séminaristes, qu’ils soient pasteurs, au service du peuple de Dieu (…). Les séminaires devraient souligner que les futurs prêtres sont capables de servir le peuple fidèle de Dieu, en reconnaissant la diversité des cultures et en renonçant à la tentation de toute forme de cléricalisme ».

Très bien. Mais juste la phrase suivante dit : « Le prêtre est un ministre de Jésus-Christ, qui est le protagoniste qui se rend présent dans tout le peuple de Dieu » .


Il y a une contradiction : il avertir contre le cléricalisme, mais la racine du cléricalisme persiste tant qu’on parle du ‘prêtre’ en tant que “ministre de Jésus-Christ”. Un ministre, bien entendu, différent du laïc ; un ministre grâce auquel le Christ se rend présent dans tout le peuple de Dieu… C’est cette contradiction de fond qu’il faut résoudre, et cela ne sera pas possible qu’à travers un renversement profond. Celui-ci n’aura pas lieu tant que la théologie des ministères n’aura pas changé, et jamais le pape François s’est prononcé dans ce sens.

9. Le renversement nécessaire

Il faut que nous cheminions vers une Église sans clercs ni laïcs. Et pour cela, un véritable renversement est nécessaire . Il ne s’agit, certainement pas –comme le même pape François a dit à Panamá–, de changement de style, ni de simple changement superficiel de langage.

Il ne suffit pas, donc, de souligner l’importance du laïcat dans l’Église.

Il ne suffit pas non plus d’être un clerc exemplaire ni d’éviter la tentation de l’autoritarisme. Il ne suffit pas de mettre au jour o d’horizontaliser davantage les rapports personnels ou institutionnels entre clercs et laïcs.

Il ne suffit pas de confier aux laïcs des tâches subalternes, et même pas de leur conférer certaines fonctions cléricales mineurs (la gestion d’une paroisse, la prédication à certaines occasions…).

Il ne suffit pas d’ouvrir la porte canonique à l’ordination des viri probati, c’est-à-dire d’hommes mariés de conduite vertueuse. Ni ne suffit pas la dérogation du célibat obligatoire, aussi nécessaire soit cette dérogation comme une mesure provisoire (le pape, lors de son colloque dans l’avion de retour du JMJ de Panamá, vient d’en suggérer la possibilité « pour remédier au manque de prêtres » et pour certaines zones géographiques comme l’Océanie).

Il ne suffit pas non plus, ni ne s‘agit pas, de permettre l’ordination sacerdotale des femmes, autrement dit, la cléricalisation des femmes, même si cela pourrait aider au changement plus radical qu’il faut promouvoir.

Il faut aller plus loin, beaucoup plus loin, jusqu’à l’Évangile de Jésus et jusqu’à l’Esprit qui parle aujourd’hui. Je vais être quelque peu provocateur : il faut éliminer de l’Église les termes clerc et laïc, c’est-à-dire, non seulement la division et la subordination mutuelle, mais la distinction même entre clerc et laïc. Autrement dit, il faut réviser radicalement la théologie des ministères ecclésiaux, la différence entre les ministères dont le pouvoir des ministres dépendrait de la communauté qui les choisit et les ministères censés provenir du Christ et recevoir de lui, à travers l’ordination épiscopale, l’autorité et les pouvoirs. Ce n’est qu’en éliminant cette distinction que le cléricalisme et ses tentations et abus pourront disparaître.

Il faut, donc, renverser le schéma. Nous sommes l’Église de Jésus formée par des frères et des sœurs. Nous ne voulons pas être des clercs, mais nous ne sommes pas de laïcs. Nous ne sommes pas des laïcs et nous ne voulons pas l’être, car nous ne croyons pas en une Église tripartite composée de religieux, clerc et laïcs, de chrétiens de premier rang et de chrétiens ordinaires, d’une élite dirigeante et d’une masse dirigée.

Il faut simplement revenir aux paroles de Jésus: Mais vous, ne vous faites pas appeler Maître ; car un seul est votre Maître, et vous êtes tous frères. Et n`appelez personne sur la terre votre père ; car un seul est votre Père, celui qui est aux cieux (Mt 23,9-10), paroles de Jésus très simples et claires, comme toutes les paroles authentiques. Jésus voulait une Église de frères dans laquelle personne ne se tiendrait au-dessus des autres.

Nous voulons être une Église qui soit réellement pour les hommes d’aujourd’hui “sacrement” de Jésus et “sacrement” d’une nouvelle humanité de frères/soeurs.

Nous voulons être une Église pèlerine et libre, pas liée à des normes et des croyances et des structures fixées d’une fois pour toutes.

Nous voulons être une Église humaine et communautaire, communauté faite de diverses communautés, capable de s’entendre et de se sentir en communion au sein de toutes les différences. Une Église organisée, structurée selon les lois de la vie : la vie cherche l’ordre et est à la fois capable d’inventer.

Nous voulons être une Église qui annonce l’Evangile au monde et à la culture de notre temps, et à la fois se laisse évangéliser par le monde et la culture actuelle. Une Église enfoncée dans la masse de la Terre commune comme semence et comme levure. Une Église sœur et interlocutrice plutôt que mère et maîtresse des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Une Église qui dépasse tout schéma dualiste « sacré-profane », une Église convaincue de la sacralité de la matière, du corps individuel et du corps social. Une Église convaincue que ce qui nous unit réellement avec le Mystère de la Vie ou avec Dieu c’est la miséricorde que se penche sur le frère, sur la sœur blessée au bord du chemin, l’engagement en faveur de la justice, l’égalité et la vraie liberté dans la communion de tous les vivants, plutôt que le culte, les rites sacramentels, les croyances dogmatiques et l’irréprochabilité morale. Une Église, donc, qui surmonte radicalement la distinction encore en vigueur entre mission spirituelle et mission séculière.

Voilà l’Église de Jésus, l’Église de l’Esprit de Jésus, universelle et proche, humble et résolue, fraternelle et sororale, engagé et libre, l’Église que nous voulons être dans ce temps de transition, ce temps de menaces et de promesses, ce temps de grâce.

 

(Assemblée Générale NSAE, Paris 2-3 février 2019)

https://nsae.fr/wp-content/plugins/Vers-une-E%CC%81glise-sans-clercs-ni-lai%CC%88cs.pdf