Prendre soin de la vie

« Prendre soin de la vie » est un titre magnifique pour un grand petit livre de Juan Masiá (Herder, 2012).

Protéger la vie est l’objectif et le critère de toutes nos actions et options et de toutes nos institutions. Maintenant que le biologiste généticien réputé de Harvard, George Church, a déclaré posséder la technique pour pouvoir ressusciter l’homme de Néanderthal en clonant son ADN, devons- nous le faire ou pas ? Et sur quel critère le déciderons-nous ? La protection de la vie de tous les vivants est le critère. Récupérer les mammouths, ressusciter Néanderthal ou créer un lapin volant sera- t-il bon pour la vie du néandertalien, du mammouth ou du lapin volant, et pour la vie de tous les êtres vivants ? Il est clair qu’avec ce critère ne se résoudront pas tous les problèmes, mais c’est à ce critère que nous devrons revenir encore et encore dans notre perplexité.

La vie est trop précieuse et vulnérable pour ne pas en prendre soin avec attention. Jean Paul II eut raison de revendiquer la culture de la vie et de dénoncer la culture de mort. La vie est suffisamment menacée par ce qu’on appelle culture. Et une culture qui blesse et menace la vie est négation de la « culture » qui signifie cultiver, soigner. IL n’y a culture que dans le respect.

Mais Jean Paul II n’eut pas raison d’identifier la culture de la vie avec la religion et la culture de mort avec l’abandon de la religion, il ne fit pas bien non plus en identifiant la culture de la vie avec l’Institution ecclésiastique et la culture de mort avec la société laïque ou laïciste. Toute institution religieuse peut aider à respecter la vie mais aussi à l’opprimer.

Quand dans une religion prédomine l’obligation et la peur, cela blesse la vie. Quand la condamnation menace, elle blesse la vie. Et il est désolant que l’Eglise catholique qui se « dit de Jésus », appelée à guérir et à soigner, renforce si souvent d’interminables et âpres condamnations quand elle parle de la vie dans son origine hasardeuse et sa fin incertaine : les contraceptifs, la reproduction médicalement assistée, l’investigation sur des embryons au stade pré-implantaire, la pilule du lendemain pour empêcher la fécondation, toute interruption de grossesse à toutes ses phases et, dans tous les cas, les moyens qui abrègent la vie quand celle-ci finit d’être suffisamment digne pour la personne… Toutes ces pratiques et ceux qui les réalisent sont condamnés. Mais les condamnations n’aiment pas la vie. Les condamnations sont rigides et amères. La vie est souple et aimable.

Le livre de Juan Masiá est une bioéthique très attentive, simple et profonde de la protection. Un programme de sauvegarde de la vie dans sa délicate genèse initiale et son douloureux passage final (bien que cette expression « passage final » soit un contresens, car tout transit ouvre la vie au futur).

Trois clés se détachent qui guident cette bioéthique de la protection : le dialogue permanent avec les sciences, le caractère évolutif et processuel de la vie, le signe de l’interrogation et de l’incertitude.

1 En premier lieu, une bioéthique en dialogue constant avec les sciences. Tout ce qu’est capable de faire la technique n’est pas forcément bon. Mais tout ce qui est novateur, aussi scandaleux que cela paraisse, n’est mauvais en soi… La protection de la vie demande de discerner avec soin et attention les nouvelles possibilités que la science et la technologie découvrent sans cesse, sans consacrer tout d’avance et sans condamner tout à priori.

Nous ne remercierons jamais assez la science, tous les scientifiques qui ont permis d’apaiser tant de douleurs, sauver tant de vies, guérir tant de blessures. Mais souvent l’être humain devient la victime de son savoir et de sa technologie.

Icare voulut voler si haut, que ses ailes de cire fondirent, il tomba et disparut dans la mer. La science a provoqué et peut provoquer de terribles souffrances. Les mines anti-personnel, les armes chimiques, une bombe en grappe… sont des choses horribles inventées par la science. Et il est terrible de penser que la plus grande partie du progrès scientifique est à usage militaire destructeur. Les sciences sont comme nous-mêmes : capables de sollicitude et de préjudice.

Sera bon ce qui contribue à rendre la vie meilleure, saine, heureuse. Sera mauvais ce qui n’y contribuera pas. Et souvent nous ne saurons pas si c’est bien ou mal. Le clonage est- il bon ? La manipulation génétique est-elle bonne ? L’investigation à partir d’embryons est-elle bonne ? En fait, ça dépend, comme pour tout. Cela dépend de la finalité et des conditions. Cela dépend en dernier lieu de cette délicate et parfois incertaine proportion entre le bien que l’on veut atteindre et les possibles dommages qui peuvent être provoqués.

La vraie science est humble et prudente, et doit être régie par l’éthique de la sauvegarde, pour le respect de la vie et de tous les êtres. Mais l’éthique, à son tour peut seulement orienter et promouvoir la préservation à partir de l’écoute humble et du dialogue permanent avec la science dans toutes ses ramifications. Le fanatisme est la pire menace pour la religion et la vie.

Et l’un des dangers les plus grands du fondementalisme est son argument à partir duquel la vie dépend de Dieu et que pour cette raison, on ne peut intervenir dans sa genèse, dans son développement, dans son achèvement. Ce n’est pas vrai. Nous sommes providence de Dieu à nous-mêmes, comme dît Saint thomas d’Aquin. Dieu n’est pas une entité ou un agent suprême qui impose des lois et agit de lui-même depuis l’extérieur. Dieu est le cœur et le fondement de tout ce qui est, et n’a pas plus d’yeux ni de mains que la réalité toute entière et nous en elle, car « en lui nous bougeons et existons et lui en nous, en tout ce qui est. La création continue, et demeure au dedans des créatures elles-mêmes, au-dedans de la matière elle-même dont nous ne savons ce qu’elle est ni si elle est éternelle. Il ne s’agit pas de jouer « à être des Dieux », mais d’incarner le jeu divin de la création.

« Que science et éthique, main dans la main, continuent à étudier et à avancer ; avec prudence, mais à avancer » dit Juan Masias, citant un message de l’épiscopat japonais.

2 En second lieu, il s’agit d’une éthique en harmonie avec le caractère processuel et évolutif de la vie. Il nous a été enseigné comme principe métaphysique que le plus ne peut naître du moins. Mais bon, les sciences ont démontré que si : le plus naît du moins, comme un organisme vivant naît d’un organisme sans vie, comme un cerveau plus complexe et puissant naît d’un autre moins complexe et moins puissant. Nous venons de poussières d’étoiles déjà éteintes ; la vie est née d’éléments chimiques comme le carbone, l’azote, l’oxygène et autres, provenant de leur processus d’extinction. Et les formes nouvelles et plus complexes qui peuvent se former à partir de ce que nous sommes maintenant, personne ne le sait, « pas même Dieu ».

Tout ce qui est, depuis la plus minuscule bactérie jusqu’aux baleines bleues, de l’asticot à l’espèce humaine, du quark aux galaxies, du soleil qui nous fait vivre jusqu’aux étoiles déjà éteintes mais que nous continuons à voir dans le ciel (si lointaines que leur lumière nous arrive seulement maintenant), tout a surgi dans le même processus et tout est en relation avec tout. L’être est relation. Ainsi, tout ce qui est, et non seulement l’être humain mérite vénération et préservation.

La vie est à la fois processus continu et discontinu, comme un lever de soleil. On ne peut séparer le résultat final des conditions initiales, mais on ne peut identifier les conditions initiales avec le résultat final. L’adulte vient du bébé, le bébé vient du fœtus, le fœtus vient de l’embryon, l’embryon vient du cytoplasme, le cytoplasme vient de l’oeuf ou fusion d’un spermatozoïde et d’un ovule. Mais l’oeuf de 24 heures n’est pas comparable à un adulte, ni à un bébé, ni à un fœtus, ni à un embryon.

Le chêne naît du gland, mais jeter un gland ne tue pas le chêne, selon l’expression imagée utilisée par Laín Entralgo, que cite Masiá. Le chêne n’est pas le gland, le préembryon n’est pas l’embryon ni l’embryon n’est le fœtus, ni le fœtus n’est le bébé, ni le bébé n’est un adulte. Je fus un embryon, mais l’embryon n’était pas moi, dit avec raison le biologiste Carlos Alonso Bedate, cité par Masiá.

3 En dernier lieu, c’est une bioéthique sous le signe de l’interrogation et de l’incertitude. Ce n’est pas une « éthique de recettes » et de réponses automatiques pour toutes les questions, mais « une éthique de recherche et d’interrogation », une « éthique perplexe et qui interroge ». Souvent, les situations sont inédites et demandent d’inventer et de risquer. Très souvent, les situations sont si complexes qu’elles ne se contentent pas de réponse simple, de solution préfabriquée. Et compte tenu du fait que la vie avance et change, il n’y a jamais une solution définitive pour une question donnée.

La préservation de la vie inclut l’écoute et le respect de chaque vivant et particulièrement de l’être humain dans sa situation toujours singulière et irremplaçable. La sauvegarde de la vie demande de chercher le maximum de bien commun pour le maximum de vivants, mais le bien commun des vivants requiert à son tour le plus de respect possible pour le bien et la décision de l’être particulier.

Et plus le regard est attentif, plus grande est l’incertitude : nous nous trouvons constamment dans un conflit de personnes, au carrefour d’intérêts, de biens, d’options opposées et la solution ne vient jamais d’en haut, ne se trouve pas écrite dans les livres, ni ne peut être dictée par aucune autorité sacrée. Nous devons continuer à chercher et à bénir, sans imposer ni condamner.

IL n’y a pas encore 200 ans que le Pape Léon XII condamna la vaccination anti- variolique au nom de la loi naturelle. Et pourquoi pas l’aspirine, qui ne pousse pas dans les jardins ? Et pourquoi pas le portable et l’I Pad qui ne poussent pas dans les bois ? Pourquoi cette rage de séparer nature et culture quand notre vocation est de cultiver ou soigner la nature et quand la culture elle-même est une manifestation de plus de la nature dans sa permanente transformation et son infinie potentialité ?

Merci, Juan ! Tu es une bénédiction de la nature. Ta bioéthique de l’attention est une bénédiction pour la nature vivante que nous sommes et que nous devons continuer à préserver.

(24 janvier 2013)

Traduit de l’espagnol par Rose-Marie Barandiaran