Clés d’une christologie transthéiste

Il n’est pas facile aujourd’hui d’offrir une présentation de Jésus de Nazareth qui soit à la fois brève, substantielle et simple, mais aussi intéressante et novatrice. Annamaria Corallo y est parvenue dans ce livre, et je la félicite avec le même plaisir que j’ai eu à lire ces pages. Des pages qui instruisent l’esprit et parlent au cœur. Dans chacune d’elles se mêlent la rigueur intellectuelle et la sensibilité attachante, l’analyse critique des textes anciens et le souffle de l’Esprit universel, toujours présent, libre et nouveau.

L’autrice affiche sans ostentation une grande connaissance des recherches les plus récentes sur Jésus, mais son but premier n’est pas de nous informer sur ce qu’il a enseigné et fait sur les routes, dans les villages ruraux et dans les humbles maisons de Galilée, il y a 2000 ans. Elle veut nous rapprocher des sources vitales qui ont inspiré le prophète galiléen et qui peuvent encore nous inspirer dans un monde, le nôtre, si différent du sien. Des paroles d’hier émerge un nouvel Évangile, une bonne nouvelle pour notre temps, plus nécessaire que jamais. Et ce livre naît plein de fraîcheur, une bonne esquisse ouverte d’une christologie cohérente et inspirante pour ce XXIe siècle qui avance si vite, un siècle où l’accélération de ce que nous appelons le progrès asphyxie la vie.

Je voudrais souligner en particulier le sous-titre, que je trouve très pertinent et qui n’est pas sans audace : Gesù di Nazaret in chiave transteista. L’expression est nouvelle et il est possible qu’elle suscite chez plus d’un surprise, réticence, et même protestation ouverte. Il me semble, cependant, qu’elle définit une clé fondamentale pour le renouvellement profond de la christologie qu’exige notre époque.

Replaçons le terme transthéiste dans son contexte. Ce sont Paul Tillich (théologien et pasteur luthérien) et Heinrich Zimmer (indologue) qui, dans les années 50 du XXe siècle, ont créé le concept ( Transtheistic), le premier pour désigner la philosophie religieuse grecque (présocratique et stoïcienne en particulier), le second pour désigner la philosophie-théologie hindoue. Dans ses écrits théologiques et dans ses sermons en tant que pasteur, Tillich appelait à la tâche spirituelle inaliénable de transcender le concept “théiste” traditionnel de Dieu, à savoir : une Entité suprême distincte des entités qui composent le monde, ou une Personne divine séparée des personnes humaines. “Peut-être, disait-il à ses auditeurs dans l’un de ses sermons, devrez-vous oublier tout ce que vous avez appris traditionnellement sur Dieu”. Maître Eckhart prêchait la même chose à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle. Dietrich Bonhoeffer affirmait la même chose quand, dans ses écrits de prison, peu avant d’être pendu par les nazis en avril 1945, il confessait le “Christ des non-religieux” et appelait à un “christianisme non-religieux”, et appelait à vivre “devant Dieu, sans Dieu”. Au cours des dernières décennies du XXe siècle et des premières décennies du XXIe siècle, l’évêque épiscopalien John Shelby Spong  est celui qui a le plus et le mieux  développé une théologie systématique non théiste.

Dans ce sillage, Annamaria Corallo présente Jésus dans une approche transthéiste, ce qui me semble être l’une de ses réussites les plus décisives et la plus audacieuse. Certes, on ne peut pas parler de Jésus sans parler de Dieu – avec ou sans ce nom – parce que sa présence l’enveloppait et l’habitait, soutenait sa confiance vitale, son espérance messianique, sa mission prophétique risquée. Mais, aujourd’hui et ici, on ne peut pas non plus bien parler de Jésus, c’est-à-dire d’une manière compréhensible et inspirante, sans bien parler de Dieu, c’est-à-dire d’une manière raisonnable, cohérente avec la culture commune après Kant, Darwin et Nietzsche, après Einstein et le télescope James Webb. Le Dieu Entité suprême, extrinsèque au monde, juste et clément, créateur et législateur universel souverain, qui gouverne le monde, qui y intervient quand il veut, qui se révèle ou se cache, parle ou se tait, entend ou ignore les prières, pardonne ou punit, sauve ou condamne… n’a pas sa place dans la vision scientifique du monde et dans la pensée moderne des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Le “Dieu théiste” n’est plus crédible pour la grande majorité, des enfants aux personnes âgées. C’est une majorité croissante qui, de l’avis général, continuera à s’étendre au-delà des frontières de ce que l’on appelle “l’Occident”.

Pour une immense majorité croissante de notre société de la connaissance et du changement trop rapide, un Jésus compris dans une perspective théiste n’est pas non plus crédible, une image qui perdure dans les textes liturgiques, dans la doctrine officielle et dans le fond de l’imaginaire des “croyants” et des “non-croyants” : Jésus comme Logos ou fils préexistant de Dieu, incarné dans un Sapiens juif et masculin, unique révélation et pleine incarnation de Dieu sur terre et dans l’univers, unique sauveur universel, homme parfait… Dans un geste de lucidité culturelle, de courage théologique et de responsabilité ecclésiale, Annamaria Corallo esquisse une christologie dans le paradigme transthéiste, qui est inséparablement libératrice, féministe et écologique. De cette manière, elle parle bien de Jésus et de Dieu. Et en parlant ainsi, je le dis avec une profonde conviction et gratitude, elle offre un souffle d’encouragement transformateur à une humanité mondiale confrontée aux défis les plus urgents et aux menaces les plus graves de toute son histoire, comme l’urgence climatique, la crise écologique, l’intelligence artificielle et la guerre universelle par l’économie et par les armes.

Ce nouveau paradigme culturel et par conséquent théologique est cependant appelé par beaucoup post-théiste au lieu de transthéiste. Je ne crois pas qu’il soit utile de rentrer dans cette discussion, mais je penche pour le terme choisi par l’autrice. Le préfixe trans– me semble plus suggestif et plus ouvert que post-. Ce dernier semble établir une sorte de ligne de démarcation claire : avant le théisme, après le théisme. Je comprends que celui qui dit trans-, au contraire, ne définit pas des doctrines ni n’érige des frontières, il les ouvre plutôt : au-delà. La vie est mouvement incessant et dynamisme transformateur. Certes, l’esprit – qui bat dans la particule et l’atome, dans l’eau et la pierre, dans la plante et l’animal, dans tout l’univers – n’a jamais existé ni ne s’est jamais manifesté en Jésus sans forme, mais il n’était enfermé dans aucune des formes dans lesquelles il s’est manifesté et a opéré en lui (dans son image de Dieu, dans ses croyances religieuses, dans ses pratiques rituelles, dans son appartenance à la synagogue…). Jésus était théiste, sans aucun doute, mais son souffle profond le poussait et nous pousse au-delà de son image de Dieu, de ses croyances, du temple et de toute institution. L’esprit est libre, il traverse et transcende les formes dans lesquelles il se manifeste et agit. Nous sommes libres d’utiliser certaines formes ou d’autres – théistes, non théistes ou athées –, mais comme de simples lieux provisoires de rencontre et de relation, de passage à la Vie faite d’énergie, de relation et de tendresse.

L’inspiration profonde de Jésus, le Jésus vivant, libre et inspirant, au-delà de l’historicité factuelle et de la construction dogmatique, en communion avec toutes les personnes historiques et toutes les figures littéraires, est ce qui est décisif dans une christologie profonde et féconde. Il en est ainsi dans ce livre…Chaque page exprime la conviction – que je partage entièrement – que la figure du Christ  qui émerge des récits évangéliques lus librement – que cette figure concorde ou pas avec la stricte historicité ou  avec les dogmes traditionnels– est pleinement d’actualité. Dans ses béatitudes subversives, dans son empathie inconditionnelle avec les plus petits, dans sa proximité guérisseuse, dans sa communion ouverte et joyeuse, dans sa liberté risquée vis-à-vis de la “loi divine”, du pouvoir religieux, politique et économique, dans son annonce d’un Jubilé universel, dans son regard contemplatif sur la nature, dans ses Béatitudes subversives, dans son empathie inconditionnelle avec les plus petits, dans sa proximité curative, dans sa communion ouverte et heureuse, dans son regard contemplatif sur la nature comme sacrement de la Réalité première qu’il appelait et que nous appelons “Dieu”, dans sa critique du patriarcalisme, dans sa pratique de la fraternité-sororité universelle sans “hiérarchies”, dans son groupe de vie itinérant composé d’hommes et de femmes de manière égale… nous pouvons continuer à trouver inspiration et encouragement pour répondre aux énormes défis de la survie mondiale auxquels nous, êtres humains, fils et filles de la Terre, frères et sœurs de tous les vivants, sommes confrontés aujourd’hui.

José Arregi
(Publié comme prologue de l’ouvrage d’Annamaria Corallo, L’uomo che narró Dio. Gesù di Nazaret in chiave transteista, Gabrielli, 2023, pp. 11-14)

Traduit de l’espagnol par Dominique Pontier