L’univers a-t-il besoin d’un créateur ?

Il y a trois ans a paru un livre qui se présente comme l’«  aube d’une révolution » à la fois scientifique et théologique : Michel Yves Bolloré et Olivier Bonassies, Dieu : la science, les preuves : l’aube d’une révolution (2021). Les auteurs – tous deux ingénieurs et chefs d’entreprise, le second, licencié en théologie – se proposent de défendre la vérité de la foi chrétienne et de ses dogmes traditionnels avec des arguments scientifiques (et historiques) irréfutables. Je me limiterai ici à ne traiter que la prétendue « preuve » de la création du monde par Dieu à partir du néant. Le monde, disent-ils, est fini : il s’achemine vers sa fin et, par conséquent, il a dû avoir un commencement ; et comme il n’a pu naître de lui-même, il a eu un créateur extrinsèque. Dieu.

Cette preuve vaut ce que vaut le dilemme sur lequel se fonde entièrement le livre : « Soit l’univers a été créé par Dieu » ou « soit l’univers est exclusivement matériel ». La raison en général et la raison scientifique en particulier – affirment les auteurs – doit, par conséquent, choisir entre un monde créé par Dieu dans un but, avec un horizon, un esprit qui le guide, ou bien un monde matériel aveugle, sans horizon ni orientation ni espoir. La foi en un Dieu créateur provident serait la seule alternative raisonnable, scientifique.

Je pense que ce dilemme et la preuve sur laquelle il se fonde manquent d’une rigueur scientifique et théologique indispensable, dans la mesure où toute l’argumentation s’appuie, plutôt chancelle, sur une équivoque radicale, inhérente aux deux concepts centraux de l’ouvrage, à savoir, Dieu et matière. En plein XXIe siècle, l’approche scientifique et théologique des auteurs présuppose un dualisme radical (platonique, aristotélique, scholastique) : ils entendent par « Dieu » une entité suprême métaphysique, pur esprit immatériel et éternel, antérieur et extrinsèque au monde, Quelqu’un qui a créé l’univers à partir du néant et qui peut y intervenir en réalisant des miracles ; et ils conçoivent la « matière » comme une réalité « purement physique », finie et temporelle, aveugle et inanimée, opposé à l’esprit. Il s’agit donc d’un concept « théiste » de Dieu et d’un concept « physiciste » de la matière, idées, toutes les deux, de plus en plus éloignées de l’expérience spirituelle profonde et de l’état actuel de la connaissance scientifique – de plus en plus holistique ou intégrale – de la réalité.

J’ai lu, avec un intérêt spécial, le prologue écrit par Robert W. Wilson, Prix Nobel de Physique en 1978, et je m’y attarderais plus particulièrement. Il se déclare agnostique, mais il montre un grand respect pour la démarche théologique dogmatique, apologétique (qui signifie en grec « défensif »), absolument traditionnelle des deux auteurs. Il reconnaît que l’image d’un monde fini et temporel, créé par une divinité éternelle peut s’avérer « confortable » pour beaucoup de croyants, mais cela ne l’empêche pas de formuler, avec la modestie et l’honnêteté propres d’un scientifique sage, les deux principales objections que lui suscite le livre dans son ensemble. Je ferai miennes ces deux objections scientifiques et les commenterai, avant de conclure par quelques remarques théologiques.

Le premier problème, souligne le Prix Nobel dans sa brève préface de trois pages, est que « actuellement, nous ne connaissons que près de 4% de la matière et de l’énergie de l’univers » ; de la partie restante nous ne savons encore rien, si ce n’est qu’elle existe ; si nous arrivions à la connaître, « une nouvelle physique, qui bouleverserait notre compréhension actuelle de la genèse et de l’évolution de notre Univers depuis le Big Bang, pourrait émerger » (p.12). Je suppose que le jour où nous pourrons observer et connaître – il semblerait que nous ne sommes pas si loin d’y parvenir – ce que sont et comment agissent cette matière et cette énergie qui constituent le 96% restant de cet univers, nous pourrons alors mieux expliquer son origine. De ce fait, je présume que le postulat de l’intervention d’un agent divin métaphysique deviendra plus improbable et superflu, que Dieu se retirera, il ne sera pas nécessaire. Mais cela ne s’arrête pas là.

Le deuxième problème, signale Robert W. Wilson, « est peut-être plus sérieux encore». Il fait allusion à l’hypothèse selon laquelle cet univers n’est qu’une partie d’un multivers « qui existe depuis toujours, de sorte qu’il se serait produit un nombre infini de Big Bangs, chacun avec des constantes physiques aléatoires » (p. 13). J’en déduis que, dans ce cas, notre univers serait l’une des étincelles ou l’un des battements infinis d’un multivers qui serait éternel et qui transcenderait tous nos paramètres spatiaux et temporels. Dès lors, j’en déduis que la croyance en un créateur divin extérieur viendrait à s’effondrer, ou du moins la preuve de son existence comme cause première nécessaire. Cette apologétique s’écroulerait. À vrai dire, cela fait longtemps qu’elle s’est écroulée : le saut à la cause métaphysique, décréta Kant au XVIIIe siècle, est impraticable pour la raison (qu’elle soit scientifique, philosophique et théologique).

Il est vrai, néanmoins, que le prestigieux Nobel de Physique se montre sceptique à propos de cette hypothèse non vérifiée du multivers. Il accorde même que « pour une personne religieuse », l’intervention « d’un esprit ou d’un Dieu créateur », défendue par les auteurs du livre, pourrait  ne pas être en contradiction avec la vision scientifique de l’univers dans lequel nous vivons. Le physicien américain arrive jusque-là, mais il ne cautionne nullement – contrairement à ce que les auteurs du livre défendent – que l’ignorance scientifique puisse être considérée comme une preuve de l’existence d’une entité métaphysique créatrice. Et fort de son bon sens, il ajoute simplement que le recours à une divinité créatrice « ne fait que repousser une nouvelle fois la question de l’origine ultime. Comment cet esprit ou ce Dieu est-il apparu ? Et quelles sont ses propriétés ? » (p. 14). Il ne pouvait pas être plus explicite. Le recours humain à un Dieu-entité sans origine, pour expliquer l’origine de l’univers, dont on ne sait même pas s’il a une origine, relève d’une fuite devant la réalité et son mystère, nos propres peurs, en définitive.

Ce prologue du sage chercheur de 88 ans, aussi franc qu’humble est, dans le fond, une critique en toute règle de l’argumentaire apologétique des deux auteurs (qui suivent en cela Saint Thomas d’Aquin, XIIIe siècle, qui suit à son tour Aristote, IVe siècle av. J.-C.). Une désapprobation qui ruine leur prétention de démontrer de façon rationnelle et scientifique l’existence d’un Dieu-entité métaphysique suprême, tout puissant, qui a créé le monde à partir du néant et y intervient à son gré, un Dieu « théiste » construit, auquel nous avons recours pour expliquer notre manque de connaissance et pour remédier à notre impuissance. Une attaque, certes aimablement lancée, mais une attaque en  fin de compte contre une croyance sans cesse condamnée à battre en retraite, contre une théologie constamment sur la défensive.

Il est urgent, s’il n’est pas encore trop tard, que la théologie – parole sur la profondeur de l’expérience vitale et de la réalité universelle – transcende l’image millénaire de Dieu en tant qu’entité métaphysique suprême et créateur provident. Toute image de Dieu est un construct mental, mais le construct que nous appelons « théiste » n’est plus cohérent ni compréhensible, inspirateur et créateur, pour l’immense majorité de ceux qui partagent la vision scientifique du monde, vision qui tôt ou tard prédominera dans tous les continents.

Dans cette situation, cela vaut-il la peine de continuer à utiliser encore le terme, Dieu, si équivoque et entaché ? Ne serait-il pas mieux de l’abandonner définitivement et d’en finir avec ce malentendu ? Peut-être. Mais je ne crois pas que cela dissiperait les équivoques et les malentendus plus profonds dont sont tissés notre vision et notre parole sur le fond de la réalité éternelle. En ce qui me concerne, actuellement et suivant l’endroit et le milieu où je me trouve, et pour moi-même avant tout, je ne renonce pas à le nommer aussi « Dieu », comme métaphore du souffle profond qui est en tout, le souffle indicible dont tous les êtres nous sommes créatures et créateurs.

Je regarde l’infiniment petit et l’infiniment grand, le monde qui s’étend sans fin et la réalité la plus proche, la lumière qui habite et la douleur qui souffre. Toutes les formes ou  les êtres qui surgissent dans l’univers/multivers sont des émergences d’un réseau infini universel, de causalités, mais je ne peux pas penser que l’univers/multivers ait été l’œuvre d’une cause créatrice externe, comme celle d’un Grand Horloger ; Cela me paraît plus simple et admirable de penser que l’univers/multivers est éternel et autocréateur, et que la matière-énergie dont il est constitué est la matrice matérielle-spirituelle originaire, éternellement animée et dynamique, créatrice et autocréatrice ; il n’est en aucune façon ce que l’on entend par « pure matière », il est plutôt pure potentialité et créativité « divine ».

Dans un univers dont les mesures débordent tous nos calculs, dans une Terre qui abrite le miracle de la vie, lorsque nous regardons stupéfaits une fourmilière, le vol d’un oiseau, les yeux d’un enfant ou le ciel étoilé, nous ne pouvons ne pas nous demander, à l’instar de Leibniz : Pourquoi existe-t-il quelque chose au lieu de rien ? Pourquoi existe-t-il tout ce qui existe ? Pourquoi la conscience s’est-elle éveillée ? Nous nous posons sans cesse ces questions, toujours avec le même étonnement, sans toutefois chercher une ultime réponse.

Ce que j’appelle « Dieu » n’est pas une réponse en soi, mais la question toujours ouverte, la confiance qui renaît malgré tout, la responsabilité créatrice au-deçà et au-delà de toute image, syllogisme et postulat. Ce que j’appelle « Dieu » n’est pas une ressource nécessaire, ni une énigme à résoudre, ni une réalité métaphysique dont l’existence a besoin d’être explorée et démontrée. Ce n’est pas Quelque chose ni Quelqu’un antérieur ni extérieur ni intérieur à l’univers. C’est l’Âme qui l’anime, le Souffle qui le stimule, la Relation qui l’unifie. Il suffit d’ouvrir les yeux et de regarder à fond, voir l’Invisible, écouter le Silence, reconnaître l’Infinitude, percevoir la Présence, sentir ses blessures, répondre à son appel en tout.

Aizarna, 28 février 2024

Traduit de l’espagnol par Edurne Alegria