Repenser le christianisme

(Prologue à Por un cristianismo creíble. [Pour un christianisme crédible.] Auteur : Pedro Miguel Ansó Esarte. Éd. Tirant lo Blanc, 2024)

Vous avez entre les mains un grand petit livre, profond et simple, intéressant et agile, critique et délicieusement respectueux, plein d’informations et de lucidité. Chaque chapitre, aussi bref que substantiel, me semble magistral dans sa simplicité : clair, agile, sobre, beau.

Il s’agit d’un livre d’une grande actualité, en dépit de ce que l’on pourrait croire quant au sujet qu’il traite : repenser le christianisme. Repenser le christianisme – ses formulations historiques, ses dogmes, rites et canons, toutes ses institutions, mais aussi ses intuitions de base géniales et potentiellement inspirantes -, le repenser à partir de nos grands défis éthiques, politiques et culturels, tout repenser, de A à Z, de manière critique, non confessionnelle et libre, me semble être une tâche nécessaire et féconde pour aujourd’hui. C’est ce que l’auteur se propose de faire, et il le fait excellemment.

Si le terme même de religion vient – ainsi l’enseigna le sage et critique Cicéron (Ier siècle av. J.-C.) – du latin relegere  (relire de façon critique, regarder et examiner à fond, réinterpréter sans cesse), son étymologie même ne suggère-t-elle pas que le fait religieux surgit de la contemplation profonde, détachée et critique des signes – le mystère, la beauté, le drame – de l’ensemble de la réalité ? Et si la “relecture” est son origine, ne doit-elle pas être son destin permanent ? Si la religion pour être religion dans son sens le plus profond et le plus vrai, ne doit-elle pas s’accompagner d’une réinterprétation constante de toute croyance, formule et forme religieuse antérieure ? N’est-ce pas ce que firent toutes les figures de sagesse profonde, religieuses ou non?

ll en fut ainsi pour Confucius et Laozi en Chine, Bouddha et Mahavira en Inde, Zoroastre en Iran, les prophètes d’Israël, les grands penseurs présocratiques de Grèce (Parménide, Pythagore, Héraclite, Thalès…) à une époque de profondes transformations culturelles que K. Jaspers a appelée le “temps axial” (entre le VIIIe et le IIIe siècle av. J.-C.). Il en fut de même pour Jésus, critique de la religion légaliste, prophète de la guérison par la miséricorde. C’est ce que les meilleurs témoins de sa Bonne Nouvelle libératrice n’ont cessé de faire depuis, tout au long de ces 2000 ans. Au prix fort d’être déclarés et même brûlés sur le bûcher, ils furent fidèles à l’esprit qui animait la tradition chrétienne et la libérait des formes rigides du passé pour qu’elle puisse inspirer le présent.

C’est ce que l’Esprit ou la spiritualité exige aujourd’hui des religions établies. Aujourd’hui plus que jamais, car jamais les grands systèmes religieux, depuis leur origine il y a quelque 7 000 ans jusqu’à aujourd’hui, n’ont connu une crise aussi radicale et générale que celle que nous constatons : la cosmovision du monde (dualiste, fixiste, anthropocentrique), l’anthropologie, les catégories linguistiques, les fondements sociaux et éthiques, la conception de la vie et de la mort… qui les ont soutenus pendant des millénaires ne sont plus soutenables. Les credos, les codes, les rituels et les organisations religieuses affrontent une crise globale, accélérée et irréversible. Et personne ne “croit” ce qu’il veut, mais seulement ce qui est culturellement crédible, raisonnablement cohérent. Si les religions veulent être fidèles au souffle qui les anime, si elles veulent vivre et faire vivre, elles devront être disposées à se dépouiller de la quasi-totalité de leurs formes millénaires.

Ce qui est vrai pour les religions en général l’est tout particulièrement pour le christianisme. John Shelby Spong, évêque et théologien épiscopalien, avait raison lorsqu’il a écrit-il y a maintenant 24 ans !, Pourquoi le christianisme doit changer ou mourir (1999), l’un de ses grands livres. Je pense en effet que c’est l’alternative. Cesser de se repenser et de se transformer en profondeur équivaudra à la mort. Et se contenter de perdurer en tant que ghetto social et culturel reviendra également à mourir, à laisser s’éteindre la flamme qui anima Jésus, l’âme qui bat dans l’extraordinaire patrimoine – vie, action, pensée, littérature – de ses 2000 ans d’histoire, l’esprit inspirateur qui a animé le meilleur de ses 20 siècles d’existence.

Aujourd’hui comme toujours, nous avons besoin d’être encouragés. Aujourd’hui plus que jamais, peut-être. Nous vivons une époque de transformations plus radicales et accélérées et de défis plus inquiétants qu’à toute autre époque de l’espèce Homo Sapiens depuis son origine il y a 300 000 ans. L’équilibre écologique de la communauté planétaire vivante, la coexistence juste et pacifique de l’humanité dans son ensemble, la survie de l’Homo Sapiens lui-même, tout est menacé, tout est en jeu. Le christianisme pourra-t-il encore continuer à encourager la vie ?

Seul un nouveau christianisme, mystique et libérateur, pluriel et dialoguant, décléricalisé et déhiérarchisé, trans-religieux et toujours itinérant, pourrait encore insuffler l’Esprit universel de Vie qui, selon le magnifique mythe biblique de la création, “vibrait dans les eaux” de la Genèse, l’Esprit de la Vie qui – avant et au-delà de toute forme religieuse et de toute frontière entre croyants et non-croyants – continue à vibrer sur la Terre et dans l’Univers sans fin. Le christianisme – le christianisme de l’Église catholique romaine en particulier – pourra-t-il encore se transformer et vivre pour inspirer, dans un cadre religieux ou non religieux, le monde post-religieux et post-positiviste dans lequel nous vivons ? Ce serait une question qui n’a pas grand-chose à voir avec des prédictions sur l’avenir.

En tout cas, Pedro Miguel Ansó opte pour ce christianisme transformé, sans confessionnalisme d’aucune sorte et sans renier ses racines chrétiennes et son profond attachement à la personne, au message et à l’utopie de Jésus qui continuent à l’inspirer. Et je dois dire que, ayant consacré ma vie à l’enseignement de la théologie, j’ai trouvé chaque page de ce livre instructive et intéressante. Merci, Pedro Miguel !

José Arregi, Aizarna, 15 mai 2023

Traduit par Dominique Pontier