Le frère d’Assise au frère de Rome

Je n’ai jamais voulu être important, mais le petit frère des plus petits et de tous les oubliés. Mais, par les circonstances de l’histoire, le jour où je suis passé de cette vie mortelle à la plénitude de la Vie est devenu un jour marqué pour beaucoup de sœurs et de frères des rêves évangéliques.

Le passage – que j’ai voulu faire “nu sur la terre nue” – a eu lieu en ce jour comme aujourd’hui, le 3 octobre 1226, il y a presque 800 ans, dans cette petite cellule de branches et de terre de la Portioncule d’Assise, le lieu de mes amours et de mes rêves. C’est à l’anniversaire de ce jour que je vous écris, mes sœurs et mes frères de la terre. Le lendemain, j’ai été enterré dans l’église Saint-Georges d’Assise, ma terre fusionnée avec toute la terre sœur et mère. Quel repos ! Quelle liberté ! Quelle plénitude ! Un avec la terre, l’eau et l’air, avec les alouettes, les oiseaux et tous les animaux, un avec tous les êtres humains, surtout avec les derniers et tous les inconnus. Un avec Dieu.

Depuis mon enfance, je suis un rêveur. Je rêvais d’un autre monde dans ce monde, où il n’y aurait pas de seigneurs et de serfs, de riches et de pauvres, de palais et de taudis, d’armées et de guerres et de tant de misère. Avant même de connaître vraiment Jésus et de croire aux prétendues vérités du Credo, je rêvais vaguement d’une autre Église sans papes armés et en guerre, sans clercs puissants, sans ambitions, sans richesses et sans monopole de la vérité.

Puis, lorsque j’ai appris à regarder Jésus dans ce mystérieux crucifié plein de paix et de lumière dans la pénombre de l’ermitage de San Damiano – ces couchers de soleil à Assise! – alors tout s’est enclenché au plus profond de mon cœur. Je voulais être comme ce Jésus. J’ai senti parfois une révolte irrésistible et une paix invincible. Et je voulais être rebelle et pacifique. Je voulais être le frère de tous, même des grands seigneurs, et transformer à la racine ce monde brisé. Et j’ai ressenti un besoin intense de réformer cette Église de seigneurs de la conscience et de la vérité, alliés aux seigneurs de la terre et du commerce. Mais j’ai décidé de ne pas me consacrer à la proclamation et à la promotion directe de la réforme inéluctable de l’Église, mais de vivre la réforme dont je rêvais. C’est pourquoi je n’ai pas voulu être clerc ou moine, mais pèlerin et compagnon de vie des plus pauvres, comme Jésus. Et tout me disait que la transformation du monde et de l’Église étaient inséparables.

Les siècles ont passé et je vois avec étonnement que le monde est plus déchiré que jamais et menacé par des dangers imminents jamais soupçonnés. Et je vois avec tristesse que l’institution qui se présente comme l’Église catholique de Jésus, en des temps aussi graves, continue à s’accrocher au passé dans ses croyances et ses institutions, consacre presque toutes ses énergies à des affaires internes et limite ses projets de réforme à des questions triviales de façade et de toilettage. C’est pourquoi je me permets de m’adresser à mon frère François de Rome avec respect et liberté, comme le plus petit de ses frères :

Je vous souhaite Paix et Bien, frère François de Rome et de la pampa argentine. Il y a huit siècles, dans mon Ombrie médiévale, je m’adressais à “mon seigneur le pape”, mais les temps ont changé. La Vie nous mène de transformation en transformation. La Vie est nouveauté permanente dans sa Source indicible et dans toutes ses formes visibles. Le Souffle vital originel, qui est aussi l’Esprit universel de la Pentecôte, nous appelle à transformer radicalement l’institution de l’Église pour contribuer, avec l’inspiration de Jésus, à la transformation urgente du monde.

Je reconnais, Frère François de Rome, vos efforts, votre courage et votre générosité au milieu de tant de résistances politiques et épiscopales. Votre voix résonne dans tous les pays en faveur de la justice et de la paix, en faveur de la vie de tous les pauvres, des peuples opprimés, de la communauté des vivants sans répit. Et je m’incline devant vous. Mais laissez-moi vous dire, d’Assise à Rome, de cœur à cœur, de frère à frère, avec humilité et liberté : je ne perçois pas la même clarté et la même détermination dans votre programme de réforme de l’Église catholique romaine que vous présidez. Les trois Synodes généraux qui se sont tenus, avec tout leur faste et leur gaspillage excessif, n’ont apporté aucune nouveauté de fond, aucun progrès décisif, et rien n’annonce que le quatrième, le “synode de la synodalité” dont la dernière phase est inaugurée le jour de mon passage à la pleine liberté, va extirper la racine principale des maux de l’Église : le cléricalisme. Le cléricalisme qui rejette les femmes, qui réprime le corps et la sexualité en général, et l’homosexualité et les différences de genre en particulier. Un cléricalisme qui se traduit par la domination, les abus et les agressions. Le cléricalisme qui divise et sépare, le cléricalisme qui s’oppose aux paroles de Jésus : “Qu’il n’y ait parmi vous ni pères, ni maîtres, ni seigneurs, car vous êtes tous sœurs et frères”.

L’Église ne pourra pas être une présence inspiratrice, guérisseuse et libératrice dans ce monde en grave danger, tant qu’elle n’aura pas extirpé de son sein la racine cléricale, liée à l’ambition du pouvoir. Et pour éradiquer cette racine nocive, il ne suffira pas de donner voix et vote au synode à deux ou trois femmes, ni d’ordonner prêtres des hommes mariés aux vertus éprouvées, ni d’ordonner diaconesses de second ordre. L’idée même de “l’ordre sacré”, avec la papauté à sa base, et l’idéologie patriarcale et la logique du pouvoir sacré sur lesquelles elle repose, doivent être abrogées. Et l’image de Dieu qui la soutient.

Frère François, revenons à la voie et à l’esprit de Jésus. Revenons à la Source de toute fraternité-sorororité. Que la Vie vous bénisse et vous donne la paix.

Aizarna le 3 octobre 2023

Traduit par Peio Ospital