Royaume de Dieu, Église et religion

La triade que vous m’avez proposé comme sujet de réflexion –Royaume de Dieu, Église, religion– m’offre l’occasion de me demander avec vous sur l’essentiel : Qu’est-ce qui est l’essentiel de l’Évangile, de l’Église, de la religion en général et du christianisme en particulier ? Et qu’est-ce qui est l’essentiel dans le texte sacré, dans les structures de l’Églises, dans les expressions religieuses traditionnelles, dans les dogmes et les institutions chrétiennes?

La question sur l’essentiel est aujourd’hui plus incontournable que jamais, car nous vivons un temps de changements profonds, ou un changement profond de temps. Un temps de remise en question de toutes les traditions. Un temps d’interrogation et de quête. Plus augmente le savoir, plus augmente aussi le non-savoir. Plus se multiplie et globalise l’information, plus s’accroit l’incertitude, plus s’agrandit la perplexité. C’est la faiblesse de notre époque, mais c’est aussi sa grâce.

Or, la transformation culturelle entraîne toujours une transformation religieuse. Il faut donc que nous nous demandions : qu’est-ce qui est le cœur vivant et actuel de toutes nos croyances, normes et rites, de tout l’échafaudage traditionnel du christianisme et des religions en général ? Nous chrétiens tournons nos yeux vers Jésus, nous ouvrons les évangiles, nous lisons ses pages, nous contemplons les scènes décrites, nous entendons les paroles entendues autrefois. Et la réponse s’impose : l’essentiel de tout est le royaume de Dieu, autrement dit, que les aveugles voient, que les boiteux se mettent débout et marchent, que la justice se fasse en paix, que tous puissent manger à leur faim dans la même table commune.

Je vous propose tout simplement de réfléchir sur ce que signifiait pour Jésus ce royaume de Dieu et que nous laissions sereinement que cette lumière illumine et juge tout dans l’Église, dans les religions, dans le christianisme.

1. JÉSUS ET LE ROYAUME DE DIEU

            1.1. Le “royaume de Dieu” : un monde guéri, libre, fraternel

Tout le monde est d’accord sur le fait que le «royaume de Dieu » (Mattieu dit « royaume des cieux », fidèle au scrupule juif de prononcer le mot  « Dieu ») fut le cœur et le noyau du message de Jésus. Plus encore, l’axe et le cœur de l’activité et de la vie prophétique de Jésus. L’expression revient 57 fois aux lèvres de Jésus dans les synoptiques, sans compter les parallèles. Si nous voulons savoir qui est Jésus, nous devons savoir ce que c’est pour lui le « royaume de Dieu ». Et si nous voulons savoir ce que c’est pour Jésus le royaume de Dieu, nous regardons comment il l’annonce et, surtout, comment il le pratique.

Mais l’expression « royaume de Dieu » ou l’image d’un Dieu roi, habituelle au Moyen Orient depuis un millénaire avant Jésus, pose des problèmes aujourd’hui, car nous ne sommes plus monarchiques. Il faut donc récupérer le sens profond de l’expression au-delà de l’idéologie royale. Et ce sens profond, les psaumes et les prophètes d’Israël l’avaient exprimé en toute clarté, et justement face à la monarchie politique: dire que « Dieu est roi » signifie qu’il est le défenseur des veuves, des orphelins et les étrangers, qu’il est plus puissant que toutes les mauvaises puissances, et qu’il est même l’unique roi, puisque les rois de la terre ont tous trahi leur devoir sacré de protéger ceux qui n’ont pas de protecteur, de défendre ceux qui n’ont pas défenseur.

C’est cette tradition spirituelle et prophétique que Jésus fait sienne quand il parle de « royaume de Dieu ». Dieu est roi et son pouvoir libérateur va se manifester bientôt : les pauvres seront heureux, ceux qui ont faim de pain et de justice seront rassasiés, tous les malheureux qui pleurent seront consolés, les yeux des aveugles s’ouvriront et verront un monde nouveau et merveilleux.

Le royaume de Dieu signifie pour Jésus la vieille promesse de Dieu annoncée par les prophètes, le rêve et l’espérance de Dieu pour toute sa création, le rêve accompli des êtres humains et de toutes les créatures. E. Schillebeeckx écrit: “Le royaume de Dieu est un monde nouveau dans lequel la souffrance a été abolie, un monde d’hommes et de femmes sauvés qui vivent ensemble sous l’empire de la paix et en absence de toute relation maître-esclave ». J. Moltmann se sert d’autres belles images: “Le royaume de Dieu est Dieu arrivé à son repos, qui habite sa création et fait d’elle sa demeure. Toutes les créatures deviennent de compagnes de maison ».

            Jésus n’annonçait pas le ciel après la vie de ce monde, il n’annonçait pas le monde de l’au-delà, mais la transformation radicale de ce monde. Il n’est pas possible de dire comment Jésus imaginait exactement la transformation de ce monde, s’il comptait, par exemple –dans la ligne apocalyptique–, avec une sorte de fin du monde et la création d’un monde nouveau ou  s’il espérait plutôt –comme il paraît plus sûrement le cas– un profond renouvellement religieux, social et politique de ce monde grâce à l’intervention de Dieu.

            Jésus attendait cette intervention de Dieu comme un événement qui allait avoir lieu bientôt et il pensait qu’il était lui-même l’envoyé de Dieu pour annoncer, préparer et accomplir cet événement.

            1.2. Intervention de Dieu ?

            Mais la question se pose à nouveau : pouvons-nous encore comprendre ce langage et parler d’« intervention de Dieu » ? C’est une image, comme tout ce que nous disons sur Dieu. Royauté, règne, royaume de Dieu : ce son des images. Dire que le royaume de Dieu est le rêve, l’espérance ou le repos de Dieu ce sont aussi des images. Nous ne pouvons parler sur Dieu qu’à travers des images, et aucune image n’arrive qu’au seuil du Mystère indicible. Il est bon que le Mystère soit indicible, car nos pensées et nos concepts clairs et distincts ne nous consolent pas.

Très probablement, Jésus imaginait le règne de Dieu comme une intervention divine plus ou moins spectaculaire. Or, nous n’avons pas à faire nôtres toutes les images et les idées que Jésus se faisait de Dieu, celle du Dieu roi, par exemple. Mais le langage de Jésus nous inspire, pour que nous puissions entrevoir le Mystère de Dieu au-delà de la lettre et des mots. Nous n’avons pas à faire nôtre la théologie de Jésus, mais plutôt sa théopathie, sa manière de sentir le Mystère de Dieu, et sa théopratique, sa manière de pratiquer Dieu. Jésus sentait Dieu comme un mystère de confiance et de paix sans mesure. Il pratiquait Dieu comme un Mystère de proximité et de compassion samaritaine qui guérit.

C’est un fait historique dont personne ne doute que Jésus guérissait. Il fut un guérisseur, et c’est là peut-être la raison fondamentale de son succès et de son attraction populaire. Comment devons-nous comprendre ses guérisons ? Il se peut que Jésus les ait comprises comme des interventions spéciales de Dieu à travers lui, et comme preuve qu’il était l’élu de Dieu et le prophète envoyé des derniers temps. L’intervention libératrice de Dieu était déjà en cours ; les guérissons qui avaient lieu par la main de Jésus en étaient la preuve et le signal : « Si c`est par l`Esprit de Dieu que je chasse les démons, c’est que le royaume de Dieu est venu vers vous » (Mt 12,28).

À partir du moyen âge, les guérisons de Jésus, ainsi que d’autres guérisons et toute sorte d’évènements extraordinaires ont été comprises comme des interventions singulières de Dieu qui brisaient ou dépassaient les lois naturelles. Mais les sciences modernes et la foi même nous empêchent aujourd’hui de les comprendre comme ça. Les sciences ne nous permettent pas de dire que Dieu brise ou contredit les lois de la nature, car pour cela il faudrait connaître toutes les lois de la nature et nous ne le connaissons pas ; la nature n’est pas un engrenage mécanique fermé, mais un processus toujours ouvert qui ne cesse d’inventer et de se réinventer. D’autre part, la foi non plus ne nous permet de dire que Dieu intervient seulement de manière sporadique, quand il veut, qu’il guérit ce malade-ci, tandis qu’il laisse mourir celui-là. Un tel Dieu arbitraire n’est pas croyable.

Dieu n’intervient pas de l’extérieur et de manière sporadique quand il le décide pour quelque raison secrète que nous ne connaissons pas et que nous devrions simplement accepter d’avance avec soumission. Dieu n’intervient pas, comme un roi, de temps à autre, pour faire preuve de son pouvoir et de son autorité. Dieu est au cœur de la réalité, Dieu est le cœur du monde, blessé comme tout cœur, puissant comme tout amour, tout-puissant comme l’amour absolu. Dieu n’agit pas de l’extérieur : Dieu est le feu secret qui anime et qui meut tout ce qui est, l’éros qui attrait tout, la parole et le « fiat » qui crée sans cesse depuis l’intérieur même de la réalité, des atomes et des cellules, des pierres et des vivants, des planètes et des galaxies. Dieu ne vient pas de dehors, mais du dedans. Le Royaume de Dieu est cette présence de Dieu venant de l’intérieur de tout, se manifestant comme relation et communion, comme compassion et bonté, comme guérison et liberté de tous les êtres.

Comment guérissait Jésus ? Peut-être possédait-il ce don que tant de guérisseurs ont possédé dans tous les temps, ou l’énergie positive dont on parle aujourd’hui. Mais les évangiles soulignent un autre aspect qui est peut-être plus décisif : Voici un lépreux abject et repoussé hors de la société (était-il repoussé pour être lépreux ou s’était-il rendu malade pour avoir été repoussé ?). Jésus le voit et prends pitié de lui. Et tout impur, rejeté et intouchable qu’il était aux yeux de tous, il s’approche et le touche . Le lépreux s’émeut, il redécouvre sa dignité perdue, il se sent enfant de Dieu et frère de Jésus, il renaît. N’est-ce pas assez pour guérir ? Voilà ce qui est l’essentiel dans tous les récits de guérison. C’est ce que nous indique une expression qui se trouve souvent dans ces récits : « Ta foi t’a guéri ». Ce n’est pas de la magie. Ce n’est pas une intervention arbitraire de Dieu. C’est la puissance ou l’énergie thérapeutique de la confiance, de la compassion, de l’humanité.

Qu’est-ce que le royaume de Dieu ? C’est la manifestation de cette puissance qui guérit et qui libère, et cette manifestation de Dieu dans toute la réalité est notre vocation.

1.3. Un royaume à dimension politique

            « Le royaume de Dieu est en vous » (ou « parmi vous»), on lit dans Lc 17,21, et ce verset a été interprété souvent comme si le royaume de Dieu était fondamentalement une réalité « spirituelle », intérieure, que nous devons découvrir et déployer dedans par un effort personnel de détachement ou d’illumination intérieure. Les évangiles gnostiques ont privilégié cette perspective, et elle correspond très bien à une sensibilité largement répandue de nos jours. Que dire de cette interprétation plutôt spiritualiste et gnostique?

On ne peut pas négliger cette dimension de la libération intérieure, de la découverte de notre vérité profonde, de notre divinité essentielle. C’est vrai, le Royaume de Dieu est en nous : il suffit que nous ouvrions les yeux.         Mais Jésus, qui avait ouvert les yeux et qui voyait le monde avec le regard de Dieu, voyait le monde plein d’injustices et de plaies, « la création tout entière soupirant et souffrant les douleurs de l’enfantement » (Rm 8,22).

Le Royaume de Dieu, Dieu lui-même en tant que Mystère éternel de bonté heureuse et créatrice, est présent au cœur de la création entière, au cœur de tout être comme don et comme espérance, comme petite semence, comme levure savoureuse, come possibilité sans mesure. Or, cette présence, il faut la rendre effective et visible dans tous les domaines de la vie ; il faut que la présence de Dieu se manifeste en forme de bien-être et d’harmonie dans le corps écologique et social que nos formons tous les êtres humains et toutes les créatures : la justice sociale, l’harmonie écologique des systèmes de production, la juste distribution des biens communs de la terre et de la production, l’égalité d’opportunités pour tous, le rapport solidaire et fraternel de tous les peuples, la véracité de l’information…

Le royaume de Dieu impliquait pour Jésus et doit impliquer pour nous une véritable révolution socio-politique. Le royaume de Dieu ne s’y réduit pas certainement, mais – tout aussi certainement– il la comporte. Il ne peut pas y avoir de règne de Dieu sans que les structures sociales, économiques et politiques –conséquence et origine d’injustices– se transforment.

            Jésus pensait, par exemple, que le règne de Dieu allait apporter une nouvelle distribution de terres, dont la propriété était en train de se concentrer dans les mains de quelques riches, proches au temple et au palais. L’économie traditionnelle de la solidarité était en train de devenir une économie du bénéfice au profit de quelques-uns seulement, pour la misère de la plupart. Cela ne devait pas continuer et n’allait pas continuer.

Jésus ne fut pourtant pas un rêveur illusoire ; il avait les yeux ouverts. Les yeux ouverts à la réalité, mais aussi à l’ample horizon de Dieu, à l’espérance active. Il n’a pas prêché la résignation, il n’a pas béni le statu quo. Il avait confiance en Dieu, la bonté créatrice et puissante ou la puissance créatrice de la bonté. Il avait confiance en soi-même et aux femmes et aux hommes de son temps et de sa terre. Un autre monde était possible en ce monde.

L’espérance active de Dieu, présent au cœur de la réalité, était son espérance. L’espérance de Dieu est l’espérance de toutes les créatures. Le repos de la création sera le repos de Dieu. L’espérance et le repos de Dieu est notre espérance et notre tâche. Nous faisons confiance à la compassion puissante de Dieu, qui habite et qui anime secrètement le cœur de toutes les créatures et l’univers entier.

1.4. Le Royaume de Dieu, bonne nouvelle

            Jean Baptiste, dont Jésus a été disciple pendant une période de temps indéterminé, annonçait la venue ou l’intervention de Dieu avec les images de la hache ou du feu menaçant. L’arrivée de Dieu allait être un jugement : salut pour les uns, condamnation pour les autres. Bonne et mauvaise nouvelle à la fois.

            Jésus a utilisé lui aussi le vocabulaire du jugement et même du châtiment divin. Il aurait été impensable qu’il ne se soit pas servi de ces images, car elles faisaient partie de l’imaginaire et du langage commun. Mais ce qui est frappant et nouveau en Jésus c’est qu’il met l’accent sur la grâce plutôt que sur le jugement. Le royaume de Dieu est une bonne nouvelle : eu-aggelion. Ce terme revient 70 fois dans le Nouveau Testament et il a fini par désigner toute l’histoire de Jésus et son message. Saint Marc ouvre son livre avec ces mots : « L’Évangile de Jésus-Christ » (Mc 1,1) ; il veut dire: tout ce qui suit, les paroles et les faits de Jésus qui seront rapportés, est une bonne nouvelle. Le livre même qui rapporte le message et les actions thérapeutiques de Jésus sera appelé très tôt « Évangile » ; ainsi parlons-nous de « quatre évangiles », ou d’« évangiles apocryphes » ou d’«évangiles de poche ». L’encre et le papier même deviennent une bonne nouvelle.

Le royaume de Dieu est bonne nouvelle, bonne nouvelle uniquement, bonne nouvelle pour tous. Il est bon, seulement bon, que Dieu soit et que sa présence et son action cachées se manifestent et grandissent. Dieu n’est pas grâce et menace. Il n’y a point de proportion ni de commune mesure entre la grâce et la condamnation. La condamnation existe parmi nous, mais Dieu n’est que grâce. Et la grâce l’emporte absolument, sans proportion ni commune mesure avec la condamnation. Tant de paraboles de la miséricorde l’illustrent de manière merveilleuse !

La volonté, le vouloir de Dieu c’est que « tous les êtres humains soient sauvés » (1 Tm 2,4), autrement dit, qu’ils soient libres, heureux, fraternels. Et c’est à la création entière que nous devons appliquer cette espérance, au-delà de nos schèmes trop anthropologiques et anthropocentriques. Dieu est la Pure Bonté, la Pure Volonté de bien. Croire en Dieu signifie croire ou espérer de manière active, effective, que tous les êtres humains –aussi ceux que nous appelons mauvais ou méchants–  seront ce qu’ils sont déjà dans leur être le plus intime et véritable: bons et heureux.

Le royaume de Dieu est la réalisation de cette volonté divine qui est en même temps la volonté et le vouloir authentique de tous les êtres humains et de toutes les créatures. L’arrivée ou la pleine réalisation du règne de Dieu sera bonne pour tous, bons ou mauvais.

Par conséquent, le royaume de Dieu doit être annoncé avec joie, et elle doit produire de la joie en celui qui reçoit l’annonce. Autrement, il ne s’agirait point d’un évangile, d’une bonne nouvelle. Celui qui annonce doit se convertir á la bonne nouvelle qu’il annonce ; celui qui reçoit doit se convertir á la bonne nouvelle annoncée.

Mais il faut ajouter une précision importante: le royaume de Dieu n’est pas une bonne nouvelle de manière anonyme et globale, de manière impartiale et froide. Les plus pauvres étaient pour Jésus les premiers destinateurs de son heureuse annonce : « Heureux vous qui êtes pauvres, car le royaume de Dieu est à vous! Heureux vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés! (Lc 6,20-21). Vous êtes heureux, car la compassion puissante de Dieu est pour vous, en votre faveur. Vous cesserez d’être pauvres, votre triste sort changera, vous vivrez heureux ». Le royaume de Dieu est une bonne nouvelle pour tous, mais en commençant par les derniers : les pauvres, ceux qui ont faim, ceux qui pleurent. Dieu, la compassion absolue et universelle, ne serait pas juste, si elle était impartiale et abandonnait chacun à son sort ; la bonté ne serait pas créatrice , puissante, si elle ne s’occupait pas en priorité des derniers, de ceux qui n’ont pas de chance : des veuves, orphelins et étrangers.

            Jésus était de la part des pauvres, mais il n’était pas pour autant, à proprement dire, contre les riches (en fait, il se faisait souvent inviter par eux). Le règne de Dieu est bonne nouvelle aussi pour les riches, mais pas tout à fait de la même manière que pour les pauvres. Le règne de Dieu est bonne nouvelle pour les riches, parce qu’ils deviendront solidaires et se mettront et agiront, eux aussi comme Dieu, en faveur des pauvres, de façon à ce qu’il n’y ait plus de pauvres.

            Voici quelques consignes que Jésus donna aux riches et qui montrent en quoi consiste pour eux le bonheur du Royaume de Dieu. Jésus leur dit:

  • Ne mettez pas votre confiance dans les richesses (cf. Lc 16,13 : « Vous ne pouvez pas servir Dieut et Mammon »)
  • N’amassez pas de richesses (Lc 12,21-34 : parabole du riche insensé).
  • Partagez votre richesses (Mc 10,9 : les vendre et les donner aux pauvres)

 Les riches peuvent se libérer de leur attachement aux richesses, ils peuvent être solidaires et goûter la joie de la justice et de la fraternité universelle. Les riches seront solidaires parce qu’ils auront éprouvé le bonheur de la grâce divine et de la liberté humaine ; et, à l’inverse, la générosité fraternelle et solidaire les rendra plus heureux que toutes les richesses. Voilà la bonne nouvelle du royaume de Dieu pour les riches.

            Et bien entendu, tous ces enseignements de Jésus à propos de riches s’appliquent aux structures économiques injustes plus encore qu’aux riches individuels : le système financier planétaire, le modèle d’entreprise, le système global de production et de distribution économique.

1.5. Le royaume de Dieu d’abord

            Le royaume de Dieu (avec son indéniable dimension politique) était pour Jésus la priorité absolue, la question fondamental. Comme J. Sobrino a écrit, le fondamental (« lo último ») n’était pas pour lui l’Église, ni le « royaume des cieux », le ciel après la mort. Le fondamental n’était même pas « Dieu » en abstrait, mais le Dieu du royaume, le Dieu qui entend le cri du pauvre, qui veut établir la justice dans l’histoire. Le fondamental est la transformation du monde pour le bonheur d’une création et d’une humanité souffrante.

            Or, la priorité de Jésus doit être aussi la priorité de ses disciples, la priorité absolue de l’Église. Et n’oublions pas que le royaume se joue surtout, non pas dans les croyances et le culte et la morale dite « personnelle », mais dans la dimension sociale, politique et écologique planétaire de la justice. « Tous les intérêts propres à l’Église doivent donc se subordonner à l’intérêt de Jésus à l’égard du royaume de Dieu » (J. Moltmann).

            D’abord le royaume et après le dogme ; d’abord le royaume et après les obligations liturgiques ; d’abord le royaume et après le séminaire ; d’abord le royaume et après l’enseignement religieux…

            Cela nous mène à la question de l’Église.

2. DU ROYAUME DE DIEU À L’ÉGLISE (DE JÉSUS ?)

2.1.La Pâque au troisième jour

            Mais Jésus n’a-t-il pas échoué? Il fut condamné et crucifié comme un malfaiteur : “Ecce homo”, « Voici l’échec de l’homme, l’échec du prophète ». Nous serions tentés de dire : « Voici l’échec de Dieu. Où est Dieu? Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas de bonté plus forte que l’erreur et le mensonge, l’oppression et l’injustice ».

Mais ce n’est pas ainsi qu’ont vu Marie de Magdala, Pierre et les autres. Bien sûr, la mort aussi prématurée et violente de Jésus a été une épreuve difficile pour leur foi, pour leur espérance du royaume : « Nous espérions que ce serait lui qui délivrerait Israël; mais avec tout cela, voici le troisième jour que ces choses se sont passées (Lc 24,21), et le royaume de Dieu n’est toujours pas arrivé ». Mais leurs yeux se sont ouverts et ils ont vu autrement tout : la mort, la croix, l’échec, la mort comme vie, la croix comme pâques, l’échec comme victoire.

Nous ne savons pas combien de temps cela leur a pris, combien de mois ou d’années se sont passées avant ce « troisième jour » , et nous n’avons pas à penser qu’il ait dû y avoir des événements dits miraculeux : un tombe vide ou des apparitions physiques. Mais ils ont fini par tout voir autrement, pour se dire et reconnaître : « Dieu était avec Jésus quand il a été injustement condamné, cruellement crucifié et jeté peut-être à une fosse commune. Dieu était avec lui, en lui, et lui il était avec Dieu, en Dieu. Il n’a pas échoué. La solidarité est plus forte que la croix et que la mort. Le crucifié, Dieu en lui, est l’ami de tous les crucifiés, aussi bien du bon larron que du mauvais. Jésus, le prophète du Royaume de Dieu, est maintenant la semence et les prémices, la première gerbe et la levure du Royaume accompli. Il est avec nous, et nous continuerons avec lui de guérir les blessures et de semer des grains de justice, pour que le Royaume s’accomplisse ».

Et c’est ainsi que Marie de Magdala, Pierre et les autres se son mis, ou plutôt remis, à annoncer que l’accomplissement du royaume était toujours imminent : Jésus a été constitué Messie ou Fils de Dieu ou, plus précisément, « Fils de l’Homme », juge libérateur des derniers temps ; « le ciel doit le retenir » encore un peu, jusqu’à ce que Dieu le renvoie pour inaugurer définitivement  le temps de la « consolation », de la « transformation » (apokatastasis) de toutes choses » (Act 3,20-21). Ce temps était très proche ; Paul l’attendait encore de son vivant. Et l’arrivée ou le retour ou la manifestation, la « parousie » ou l’«épiphanie » du crucifié exalté était l’objet d’une supplique ardente : « Marana, tha ! », « Viens, Seigneur ».

2.2. Le retard du royaume

Mais Jésus ne revenait pas comme ça. Le retard de la parousie a signifié une nouvelle épreuve, de conséquences plus graves encore que la mort de Jésus pour la foi de la première communauté des disciples. La mort de Jésus a ravivé en quelque sorte l’espérance et le désir du royaume ou de la véritable transformation de la société. Mais le retard de son retour attendu a fini, non pas par affaiblir l’espérance, mais certainement par la dénaturer : l’espérance active et politique de Jésus et de son premier mouvement  a laissé la place progressivement à une espérance presque purement spirituelle et eschatologique. L’espérance du royaume pour le monde est devenue une espérance pour l’au-delà. L’espérance de la disparition des injustices est devenue une espérance de pardon des péchés. La mémoire de Jésus est devenue culte du Christ. Le mouvement de Jésus s’est transformé en religion. Et tous ces déplacements ont été parallèles à la diminution des chrétiens d’origine hébreu et à la prédominance des chrétiens d’origine hellénistique dans l’Église.

Paul, un juif de culture hellénistique qui n’avait pas connu Jésus, a été un protagoniste majeur de ce tournant décisif. Chez lui, l’expression même « Royaume de Dieu» a disparu pratiquement au profit du terme « salut »; et quand il lui arrive très rarement d’employer l’expression (7 fois), celle-ci a perdu le sens politique :  « Le royaume de Dieu, ce n`est pas le manger et le boire, mais la justice, la paix et la joie que donne le Saint Esprit » (Rm 14,17).

Ainsi, le mouvement de Jésus a subi « un changement impressionnant », comme le dit G. Theissen. Voici comment cet auteur décrit le changement: « Il [le christianisme] a commencé par être un mouvement de renouvellement à l’intérieur du judaïsme, mais il a fini par trouver davantage de résonnance parmi les non-Juifs. Il a eu ses racines dans la zone rurale, mais il s’est répandu dans les villes. Il a commencé dans une ambiance de gens modestes, mais il y a eu vite des riches qui en ont fait partie. Originairement, il a été un mouvement charismatique, mais il s’est vite institutionalisé (…). Il a surgi comme un mouvement de rénovation à l’intérieur du judaïsme, il est devenu un mouvement de culte dans un environnement non-Juif. C’était une variante du judaïsme, mais accessible aux non-Juifs. Quelques religions mystériques lui sont comparables. En Orient, le culte d’Isis, de Cybèle ou d’Adonis faisaient partie de la religion publique au sein de laquelle on naissait. Seulement en dehors de leur pays d’origine elles sont devenues des religions mystériques auxquelles une personne s’initiait volontairement » (G. Theissen, El movimiento de Jesús. Historia social de una revolución de valores, Sígueme, Salamanca 2005, p. 125).

2.3. L’institutionalisation de l’Église

Le mouvement de Jésus a donc subi un changement impressionnant, un processus d’ « ecclésiastisation », d’institutionalisation en forme d’Église, ou un processus de religionisation, de configuration en forme de religion différente. Le mouvement est devenu Église et religion.

Pendant les premières décades après la mort de Jésus, ses disciples ne constituaient pas une nouvelle religion. Ils étaient et se sentaient des Juifs, de même que Jésus s’est toujours senti fidèle à sa foi juive. Ils lisaient la Bible juive, ils croyaient au Dieu des Juifs, ils observaient la Torah, ils fréquentaient le Temple, priaient les Psaumes, gardaient le shabat. Le mouvement de Jésus était une « secte » ou courant de rénovation intrajuive.

Ils avaient, certes, des croyances particulières et de pratiques qui les identifiaient, dont voici les principales : ils interprétaient sa mort comme mort sacrificielle expiatoire, ils le confessaient ressuscité ou exalté, constitué par Dieu comme Messie et Fils de l’Homme, ils attendaient son retour ; ils avaient un rite caractéristique d’initiation, le baptême ; ils se réunissaient le premier jour de la semaine pour célébrer la « fraction du pain » ou la « cène du Seigneur » en faisant mémoire de Jésus et de son dernier repas.

Paul a joué un rôle de premier ordre dans l’affirmation de la différence chrétienne et dans sa séparation progressive vis-à-vis du judaïsme. Ses églises (au pluriel) étaient des églises domestiques, liées à une maison et gouvernées aussi bien par hommes que par femmes avec des ministères différents, qui ne coïncidaient pas avec la triade postérieure (évêques-presbytère-diacre).

Paul a pris une décision révolutionnaire : les chrétiens venant de la gentilité, il les a libérés de l’obligation de se faire circoncire et il a admis de païens incirconcis à partager la table commune dans la « cène du Seigneur ». La participation des païens incirconcis à la table commune fut décisif pour le conflit avec le judaïsme qui s’accentuera après la destruction du Temple de Jérusalem l’an 70 et qui mènera à la rupture irréparable. Au début du IIème siècle, la rupture était déjà consommée.

L’institutionalisation de l’Église a pris corps surtout autour de deux axes fondamentaux : l’établissement d’une orthodoxie et l’organisation de l’autorité.

Ce qu’on appelle l’orthodoxie ou la « vraie foi » n’a pas été dictée d’en haut. C’est le produit des idées et des théologies particulières, surtout celles des églises pauliniennes et pétrines, qui se sont imposées à d’autres voies, condamnées dès lors comme des hérétiques.

De même, les ministères ecclésiaux ont pris forme au long d’une histoire très diverse et contingente. Jésus n’a laissé aucune structure de pouvoir : « Vous êtes tous de frères et des sœurs » (Mt 23,8). Les écrits du Nouveau Testament témoignent que les formes d’organisation des églises étaient très différentes, et ce n’est qu’à partir du IIème siècle que la triade « évêque, presbytère, diacre » s’est consolidé, et l’épiscopat monarchique d’Ignace d’Antioche a fini par s’imposer partout. Au IIIème et IVème siècle les ministères, ainsi que l’Eucharistie, se sont sacralisé et cléricalisé. L’évêque de Rome n’est devenu pape ou chef de toutes les Églises qu’au XI siècle.

Combien tout cela est loin de Jésus, de sa vie itinérante, de son espérance du Royaume, de son mouvement charismatique!

2.4. Aujourd’hui encore l’Église ?

Cette Église dont je viens de tracer l’origine et l’évolution a-t-elle encore quelque chose à voir avec le message, la pratique, l’espérance de Jésus ? Ne devrions-nous pas adhérer à l’affirmation de Loisy, tant de fois blâmée : « Jésus annonça le royaume de Dieu et c’est l’Église qui est arrivée » ?

Il est indéniable que Jésus n’a fondé aucune Église. Il a réuni seulement autour de lui un groupe d’hommes et de femmes pour annoncer et anticiper le règne libérateur de Dieu. Dans la pensée de Jésus, les destinataires de l’annonce étaient uniquement les Juifs, et ce n’est qu’après sa mort que les disciples ont compris qu’ils devaient étendre leur vue et leur mission. La conclusion tardive de l’évangile de Marc met sur les lèvres de Jésus ces mots d’envoi universel : « Allez par tout le monde, et prêchez la bonne nouvelle à toute la création (…). Voici les signes qui accompagneront ceux qui auront cru: en mon nom, ils chasseront les démons; ils parleront de nouvelles langues; ils saisiront des serpents; s`ils boivent quelque breuvage mortel, il ne leur fera point de mal; ils imposeront les mains aux malades, et les malades, seront guéris » (Mc 16,15-18). Il ne s’agit pas de faire des miracles extraordinaires, mais de manifester la présence de Dieu, bonté puissante, à travers la pratique quotidienne : « chasser les démons », c’est-à-dire, tout ce qui ferme et qui angoisse les esprits ; « parler de nouvelles langages », réinventer les mots et les images, sans s’accrocher à la vieille lettre ;  et par-dessus tout, guérir les corps et les esprits.

Voilà l’être et la mission de l’Église. Jésus n’a pas institué d’Église, il n’imaginait nullement que des siècles allaient se passer et que ce petit groupe d’hommes et de femmes, ces pauvres paysans de Galilée, ces quelques pêcheurs du lac, allaient devenir une institution puissante hiérarchiquement organisée avec des ministères ordonnés sans femmes, alliée aux pouvoirs de l’Empire, une grande religion universelle avec des dogmes incompréhensibles et des sacrements quasi magiquement compris. Jésus n’a donc pas fondé une telle Église : elle est le produit contingent et relatif des circonstances historiques.

Que dirons-nous ? Nous n’avons pas à réprouver et anathématiser l’histoire, notre histoire, mais nous ne pouvons pas non plus la canoniser et la sacraliser comme si elle avait été voulue par Dieu telle quelle. L’histoire continue. L’humanité pleure encore, la création gémit. Le royaume de Dieu n’est pas accompli. Or, le royaume de Dieu rêvé et annoncé par Jésus est le critère pour cette Église dans son chemin historique. Jésus n’a pas fondé l’Église, mais l’Église, dans toutes ses formes historiques, doit se fonder en Jésus, dans sa bonne nouvelle, dans ses béatitudes pour les pauvres. « D’abord le Royaume, après l’Église ». Le royaume nous délivre de toute forme historique et nous lance vers une espérance libre et créatrice. Comme des pèlerins, ou de bons samaritains.

Oui, Jésus nous appelle à être des pèlerins et de bons samaritains pour d’autres pèlerins blessés. Mais il faut pour cela que nous allégions nos charges, que nous nous dépouillions de tant de lourds fardeaux historiques qui peuvent entraver notre marche. Tant de fardeaux historique dont s’est chargé le mouvement de Jésus: une institution cléricale et patriarcale ; une organisation pyramidale, centraliste, autoritaire ; une théologie millénaire très européenne, dont le langage et l’imaginaire ne sont plus parlants et compréhensibles dans notre société et dans notre monde global ; un Droit Canonique si prolixe et embarrassant ; et avec tout cela, encore la prétention d’être la véritable Église et la véritable religion…

Certes, nous ne pourrons jamais nous passer de toute forme, mais il faut que nous ne nous attachions à aucune forme, aucune idée, aucune institution, comme le prêtre et le lévite sur le chemin de Jéricho. C’est le risque de toute religion. L’un des plus grands risques de l’Église aujourd’hui est justement qu’elle reste assujettie à la forme religieuse adoptée au cours des siècles.

Cela signifierait-il que les formes religieuses n’ont plus de sens ? Voici quelques annotations rapides.

3. LE ROYAUME DE DIEU ET LA RELIGION

3.1. Mais qu’est-ce que la religion ?

            Voilà une question embrouillée, et ce n’est pas mon affaire de l’éclaircir ici. Je me demande sur le rapport entre la religion et le Royaume, et ici encore nous devons dire : « D’abord le Royaume, puis la religion ». Mais quelle religion ?  Qu’est-ce donc que la religion?

            Le terme n’a pas d’équivalent dans la Bible. Il vient du latin religio, mais son sens n’est pas clair du tout. L’étymologie même fait l’objet de controverse. Cicéron l’explique à partir de re-legere, relire ; la religion serait une attitude d’attention, un regard attentif aux rites, aux textes, à la réalité, à la vie. Le philosophe chrétien Lactance (IVème s.), par contre, le fait dériver de religare, relier ; la religion consisterait donc à nous relier à la Réalité ultime ou à relier tout avec le Tout. Saint Augustin, enfin, explique le terme partir de la racine re-eligere, réélire , d’après quoi la religion consisterait à élire bien, c’est-à-dire, à désirer et élire le bien ultime.

            Il paraît que la première étymologie, celle de Cicéron –relire– est la plus probable du point de vue linguistique, mais cela n’empêche que les deux autres suggèrent aussi d’horizons intéressants pour le sens de la religion. Celle-ci consisterait, d’après Lactance, à relier l’existence individuelle à la Réalité Totale. D’après Augustin, elle consisterait à réélire le Bien Ultime à travers tous les biens partiels. Et d’après l’étymologie la plus fondée, celle de Cicéron, la religion consisterait à relire les traces du Mystère invisible dans les formes de la réalité visible. La religion serait une contemplation attentive, considérée, respectueuse, reconnaissante de la réalité, de chaque être, du Mystère de l’Être dans chaque étant.

            On peut dire que la religion consiste simplement à savoir regarder tout avec un regard plein d’égard. Nous voyons cette feuille. Qu’est-ce que nous y voyons ? Nous y voyons un arbre plein de branches et de feuilles avec un tronc rugueux. Nous y voyons des nuages et de la pluie. Nous y voyons un matin de printemps et des oiseaux qui chantent. Nous y voyons une longue histoire d’hommes et de femmes depuis que l’arbre a été abattu jusqu’à ce moment-ci, ici et maintenant. Nous y voyons toute l’histoire de la vie et de la terre, du soleil et de la lune et de toutes les galaxies. Nous y voyons même l’Invisible. Nous y adorons le Mystère et le Fond de la Réalité comme bonté et beauté, et c’est dans ce Mystère que nous avons tous le mouvement, la vie et l’être. Nous sommes tous le même Mystère.

            C’est ça la religion, l’expérience religieuse. C’est une dimension du Royaume que Jésus annonçait.

3.2. Expérience religieuse et configuration institutionnelle

Mais cette expérience religieuse, spirituelle, subjective, a toujours lieu à travers un système plus ou moins complexe de croyances, de normes de conduite, de rites. Toutes les croyances, les normes et les rites sont pourtant historiques ; ce sont toujours des produits culturels et par conséquent diverses et changeants, de même que les cultures sont diverses et changeantes. Les croyances, les normes et les rites sont-ils nécessaires ? Ils ne le sont jamais de manière absolue, mais ils le sont toujours en quelque mesure, dans la mesure où nous sommes des êtres sociaux et des êtres doués de langage symbolique. Mais ils ne sont nécessaires que dans la mesure où ils favorisent l’expérience religieuse, autrement dit, la libération, la confiance, le respect, la bonté et enfin le bonheur.

Les croyances, les normes et les rites peuvent en effet favoriser l’expérience religieuse, ils peuvent nous aider à sortir de nous mêmes, à nous relier à l’Autre de nous, à nous abandonner au Mystère qui nous sauve et guérit, à être plus heureux et meilleurs, à mieux être ce que nous sommes au fond de nous mêmes, car « c’est en Lui que nous avons le mouvemente, la vie et l’être » (Act 17,28). Cependant, toutes les croyances, les normes et les rites, même ceux qui se présentent comme les plus fondamentaux et sacrés, sont toujours relatives. Relatives à quoi ? Relatives au Mystère plus grand et insaisissable, relatives à la Vie, Relatives à la Liberté fraternelle et heureuse, et relatives aussi à la raison, car nous ne pouvons croire que ce qui nous semble raisonnable, nous ne pouvons suivre que de normes morales qui soient rationnellement acceptables, nous ne pouvons pratiquer que de rites qui soient signifiants.

En conséquence, toutes les expressions et toutes les institutions religieuses peuvent nous aider à exprimer, libérer, ouvrir la vie que nous vivons, l’esprit universel qui nous habite et qui renouvelle le monde. Mais les expressions et les institutions religieuses ne seront bénéfiques qu’à condition de ne pas les absolutiser. Au moment où elles deviennent absolues, elles se rendent nuisibles.

Buda a enseigné que la religion est comme une barcasse qu’un pèlerin, arrivé devant un fleuve, fabrique avec des branches et des rameux pour pouvoir le traverser ; une fois atteint l’autre rive, le pèlerin doit abandonner sa barcasse ; ce serait insensé qu’il veuille suivre son chemin en la chargeant sur son dos. Jésus l’a dit avec d’autres mots : « Le shabat est pour l’être humain, non pas l’être humain pour le shabat ». La religion est pour le Royaume, non pas le Royaume pour la religion. Le christianisme est pour le Royaume, non pas le Royaume pour le christianisme.

3.3. Trois types de configuration de l’expérience religieuse

            On distingue trois types majeurs de configuration de l’expérience religieuse, trois  constellations religieuses en rapport étroit avec les conditions culturelles, économiques, écologiques: 1) les « religions cosmiques » (ou aborigènes), 2) les religions théistes (ou prophétiques), 3) et les religions océaniques (ou mystiques).

            Les religions cosmiques sont axées sur le rapport sacré avec la mère terre et le respect sacré de toute la nature de laquelle l’humanité fait partie.

Les religions théistes ou prophétiques (telles que le judaïsme, le christianisme et l’Islam) soulignent la transcendance d’une divinité personnelle qui se révèle à travers la figure d’un prophète envoyé pour rappeler les grands commandements de la vie et de la justice: « Tu aimeras ton Dieu. Tu ne tueras pas. Tu protégeras la veuve, l’orphelin et l’étranger. C’est ainsi que tu atteindras un nouveau ciel et une nouvelle terre ».

Les religions mystiques se fondent sur la reconnaissance de l’Un Absolu au-delà et en-deçà de toute étant ou de toute forme particulière. Elles se présentent comme des vois pour se libérer de l’égo illusoire à travers la connaissance et la conscience de la vraie Réalité absolue.

            Les trois types religieux correspondent donc aux trois chemins fondamentales : le chemin écologique, le chemin éthique, le chemin mystique. L’harmonie avec la nature, la lutte pour la justice et pour un monde nouveau, la libération intérieure par la conscience de notre être véritable au-delà de identifications du Je avec ce qui est impermanent et illusoire.

            Évidemment, Jésus appartient à la tradition théiste, prophétique et éthique du judaïsme. Mais il a vécu l’harmonie écologique avec la nature et la libération mystique de l’égo grâce à la confiance absolue en Dieu. En réalité, chaque chemin religieux, parcouru jusqu’au bout, conduit à la réalisation des trois dimensions : écologique, éthique, mystique. Les trois dimensions son nécessaires. Les trois sont inséparables. Les trois font partie de ce que Jésus appelait royaume de Dieu.

            Mais, bien entendu, pour que chaque religion puisse mener à la réalisation des toutes les dimensions, il faut qu’elle ne s’enferme pas á l’intérieur de sa propre forme, qu’elle se détache de son propre système fait de croyances, rites et normes. Pour qu’une tradition religieuse quelconque puisse vraiment libérer, il faut qu’elle se libère de soi-même, qu’elle renonce à la prétention de la vérité absolue, qu’elle s’ouvre aux autres chemins aussi bien pour les enrichir que pour se laisser enrichir et libérer.

            Et reposons la question : une forme religieuse, une configuration ou un chemin religieux est-il nécessaire pour parvenir à la réalisation de ces trois dimensions fondamentales ? Autrement dit, la religion comme forme et système est-elle indispensable pour vivre la révérence, la gratitude et la générosité, pour vivre en harmonie avec la nature, pour être profondément ancré dans la confiance originaire et lutter pour la justice jusqu’au don de sa vie, pour vivre en paix avec soi même, libre de son Je, dans la compassion et conscience heureuse de l’Absolu que nous sommes ?

3.4. Vers un paradigme posreligional

Il y a a quelques mois, la Commission  Théologique de la EATWOOT  (Ecumenical Association of Third World Theologians) a diffusé un document intitulé « Vers un paradigme pos-religional ». Il affirme que le christianisme, comme religion qu’il est, est un Titanic qui s’effondre sans remède dans « la société de la connaissance » de laquelle nous faisons partie.

Le document ne parle pas seulement du christianisme, mais aussi de toutes les religions érigées sur un paradigme, une cosmovision, un imaginaire qui viennent de temps lointains y qui aujourd’hui sont devenus étranges pour nous : des mythes compris comme des récits historiques ; des êtres spirituels invisibles mais actifs dans notre monde, tels que des dieux, anges ou démons ; un « Dieu » unique en tant qu’être personnel suprême, antérieur et extérieur au monde visible, qui se révèle y qui parle quand il veut, élit qui il veut, qui dicte des lois et qui juge avec justice, qui pardonne quand il veut et punit quand il veut ; des écritures sacrées révélées et intouchables ; un code de normes morales qu’il faut observer simplement parce que Dieu l’ordonne ; un crédo de vérités qu’il faut croire parce qu’il a été révélé ; des sacrifices et des rites qui assurent l’expiation des « péchés » ou la communion avec la « divinité » ; une organisation hiérarchique, présidée par un clergé (masculin) investi de pouvoirs sacrés, qui serait l’interprète ultime du bien et de la vérité ; un cosmos avec la Terre comme centre, et une Terre avec l’être humain comme centre ; et un « au-delà » conçu à l’image et en parallèle de l’ « en-deçà » …

Il s’agit là d’une vision du monde qui a pris forme depuis il y a 10.000 ans, au fur et à mesure que l’Homo Sapiens passait de la chasse et de la cueillette à l’élevage et à l’agriculture, d’une vie nomade en petits groupes à une vie sédentaire dans des villages ou des villes. C’est alors qu’a surgi la « religion » institutionnelle largement majoritaire depuis lors. En effet, presque toutes les religions du monde, passées ou actuelles, reposent fondamentalement sur ce paradigme « religional ». Jésus partageait ce paradigme, bien sûr. Il est un homme religieux de son époque. Il parle de Dieu avec de vieilles images, il parle du jugement et du châtiment, du ciel et de l’enfer après la vie. Mais il est clair que tout cela n’était pas pour lui l’essentiel. Le paradigme religieux n’est pas l’essentiel.

En fait, ce paradigme religional traditionnel ne se soutient plus. Les sciences ont ouvert des fissures irréparables ; une cosmovision millénaire s’est écroulé, et toutes les religions – y compris le christianisme – échafaudées sur elle sont en train de s’effondrer, car les fondements ne tiennent plus.  La crise des religions n’est pas une crise passagère et régionale, malgré tous les efforts de leurs fervents défenseurs.  Ce qui se passe en Amérique du Nord se passe aussi en Amérique du Sud. Ce qui arrive en Europe arrive aussi en Afrique et en Asie.

Qu’en dire ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr c’est que, même si les grandes religions actuelles ne disparaissent pas, elles vont subir de profondes transformations. Et même si ces religions croulaient, le monde ne croulerait pas pour autant, ni l’esthétique ni l’étique ni la mystique. Le monde, animé par l’Esprit, existait avant les religions et continuera d’exister après elles. Que le monde soit : voilà le Mystère. La beauté et la tendresse : voilà le Miracle qui nous soutient. Regarder le Mystère et réaliser le Miracle :  voilà la vocation de la Mystique du Royaume, avec ou sans Église, avec ou sans religion.

Toulouse, le 17 Novembre 2012

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