Une autre musique, la musique

Le 8 janvier dernier, accompagné de deux Franciscains, j’ai assisté à Bilbao à un concert en hommage à Félix Ibarrondo, un ami franciscain compositeur de musique (je ne sais dans quel ordre je dois écrire), à la faveur de ses 70 ans. La soprano Donatienne Michel-Dansac et le groupe Krater Ensemble interprétèrent trois œuvres d’Ibarrondo lui-même, de même que des compositions respectives de Georges Aperghis et de Beat Furrer, et, en première, une œuvre de Xabier E. Adrien.

C’est une musique très différente de celle que j’écoute habituellement, et l’occasion s’offre à moi de me poser à nouveau des questions de grande envergure, à la réponse difficile : Si les canons esthétiques sont si changeants, que valent nos jugements ? En termes de beauté, tout, dans le fond, est-il question de goût ? (En termes de vérité, tout est-il seulement question d’opinions ?). Et si nous prétendons que non, qu’est-ce que la beauté ? Qu’est-ce que la musique ? Quand une musique est-elle belle ?

Si nous avions écouté des Cantates de Bach, la Pathétique de Beethoven ou Les Vêpres de Rachmaninov, je n’aurais pas hésité à dire : « Quelle beauté ! Quelle merveilleuse harmonie ! Quelles mélodies envoûtantes ! ». Et personne n’aurait trouvé à redire. Mais que dire de la musique d’Ibarrondo ? Peut-on dire de ses œuvres Iruki, Silences Onduls et Ekain qui nous ont ravis et elles nous ont indiscutablement ravis la semaine dernière, qu’elles sont belles ? Je reconnais que je restai et que je reste encore perplexe, ne sachant que répondre. Non pas tant que je doute d’Ibarrondo, mais plutôt de ma capacité ou aptitude à dire : « Ceci est beau, et cela non ».

Nous ne pouvons vivre sans la beauté, mais qu’est-ce que la beauté ? C’est la Grâce qui nous agrée et nous ravit, sans laquelle nous ne pourrions vivre. Mais qui est en mesure de le dire ? De quel tableau, quelle sculpture, quelle peinture, quelle musique peut-on dire qu’ils sont beaux ? Il n’est pas question que tout soit beau (un sentiment de haine, un geste de mépris…), ni que tout soit également beau, mais comment se mesure la beauté, et qui est capable de la mesurer ?

Normalement, nous qualifions de beau ce qui nous plaît. Mais il arrive parfois que quelque chose nous plaise parce-qu’on nous a dit que c’était beau, et communément nous plaît ce que nous connaissons ou ce qui nous est familier, l’exemple de ces sonorités, parfums et couleurs qui s’inscrivirent dans l’âme durant les années d’une enfance heureuse. S’il m’était donné de réécouter le doux gémissement que produisaient le bois des essieux et le fer des roues de ces vieilles charrettes sur les chemins de terre et de pierre de mon enfance, je crois que ce serait pour moi la plus belle musique du monde. Ou cette plainte monotone du rouleau de pierre foulant la terre dans les fermes voisines…

Pour sûr, il faut éduquer les goûts (si seulement pouvait nous plaire, par exemple, ce qui nous fait du bien et nous rend meilleurs, au lieu de nous satisfaire autant de spectacles si indignes!). L’histoire regorge d’artistes qui ne furent prophètes ni en leur pays ni en leur temps (Ibarrondo ne l’est pas non plus), et furent reconnus seulement plus tard et en d’autres lieux. Leur œuvre était-elle belle à défaut d’être reconnue, ou peut-être n’est-elle pas belle bien qu’elle soit reconnue comme telle ? Je ne sais que dire. Serait-ce peut-être que les choses sont belles au-delà de mes goûts et critères, et cependant chaque fois que j’affirme que quelque chose est beau, je le fais partir de mon goût et ma référence propres ?

Au point où j’en suis, et poussé par l’analogie, je ne résiste pas à faire un commentaire sur ce que nous appelons « vérité religieuse », « vérité théologique », « vérité révélée ». Qu’est-ce que la vérité ? Celui qui s’exprime, pour objectif et orthodoxe qu’il prétende être (ou encore infaillible, comme dans le cas du pape…), s’exprime en réalité toujours à partir d’une perspective particulière ; ce qu’il dit ne s’identifie jamais entièrement avec « ce qui est ». Seul celui qui se tait est réellement « objectif ». Mais, étant donné qu’il n’est pas possible de se taire entièrement, force est de reconnaître que toutes nos « vérités » théologiques, pour autant que nous parlions, cessent d’être « la vérité » et sont seulement « notre vérité». Ce qu’auraient de mieux à faire les théologiens (et toutes les hiérarchies religieuses) serait d’apprendre à être très modestes. Et le summum serait que, étant tous très modestes, ils s’attachent tous à faire une théologie belle, chacun à sa manière, sans prétendre résoudre l’insoluble question de la beauté en soi, sachant que celui qui prétendrait résoudre la question de la beauté ne ferait que la tuer. Il en va de même pour celui qui prétend avoir résolu la question de la vérité en soi : celui qui prétend la détenir ne fait que la nier.

Revenons à la musique. Mon ouïe, comme celle de presque nous tous, est habituée aux mélodies tressées et ordonnées en tons harmoniques, autour desquels gravitent tous les sons avec leurs mesures. Mélodies grégoriennes, de la Renaissance, baroques, classiques, romantiques. Mélodies centenaires de tant d’ethnies, peuples et cultures. Mélodies que, dès l’instant où elles nous émeuvent et nous transportent, nous qualifions de belles. La terre est pleine de belles mélodies. Mais la musique des grands compositeurs contemporains est très différente. Celle de Félix Ibarrondo est aussi une autre musique.

On l’appelle atonale, parce-qu’elle est dépourvue de ce ton de base (Do majeur, La mineur…) qui donne unité et harmonie à l’ensemble, ou du moins c’est ce que nous croyons. Des sons doux et puissants, graves et légers, dramatiques et lyriques, tels des cris ou des gémissements ou des hymnes qui montent des entrailles, comme les sons de l’eau et du vent, le léger soupir du violoniste, le bruit des feuilles de partitions… tout s’assemble sans ordre apparent, comme dans l’âme, dans la forêt, dans la mer. Comme dans la vie. Cela veut-il dire qu’il n’y a pas d’harmonie ni de mélodie dans cette succession apparemment désordonnée de notes que sont les cris, les gémissements et les bruits ? Il n’est pas si certain qu’il n’y ait pas d’autres harmonies et d’autres mélodies, d’autre beauté au-delà de nos goûts et coutumes. Ce qui est sûr c’est que nous devons continuer à éduquer le goût et à élargir le critère. Et en écoutant non seulement la musique, toute musique, mais aussi les musiciens.

Qu’est-ce que la musique ? « La musique est le son vécu, dont on a fait l’expérience » dit Ibarrondo. Ou les sons de la nature domestiqués par le musicien. « Le travail du compositeur c’est celui de l’orfèvre ou du tailleur de pierres ». À l’image du tailleur de pierres qui extrait la pierre d’une carrière, le musicien cherche les sons dans la matière ; de même que le sculpteur taille la pierre et la travaille, ainsi le compositeur donne forme aux sons de l’univers.

Et qu’est-ce que le son ? Le son provient d’une vibration d’ondes. Et tout vibre : une onde en chasse une autre, comme quand nous laissons tomber doucement un caillou dans un étang d’eau. Cette eau qui vibre produit un son, bien que nous ne puissions pas le percevoir. L’atome et les galaxies vibrent et sonnent, comme les cordes d’une harpe, comme les tuyaux d’un orgue, bien que nos oreilles soient impuissantes à capter leur son silencieux et toute sa beauté. C’est comme si tous les êtres étaient animés par une mystérieuse vibration silencieuse. Ainsi donc, la musique est l’art de faire entendre, toucher, vivre la vibration et le son de la vie, de la réalité, de l’univers. Et – pourquoi pas l’art d’exprimer avec des sons et des silences la vibration silencieuse de Dieu dans tout au-delà de tout.

Ainsi, toute musique belle fût-elle tonale ou atonale, et bien que nous fussions incapables de déterminer quand elle est belle et quand elle ne l’est pas est « religieuse » dans le meilleur sens du terme, sans qu’elle ait rien à voir avec les institutions religieuses et leurs systèmes. Tout son beau, et par-dessus tout le silence, est révélation de la Beauté et de la Bonté qui nous portent et que nos entrailles anhèlent. On demanda à Félix Ibarrondo de monter sur scène pour nous adresser quelques mots. Il monta et dit : « La musique c’est quand il y a une transcendance, au-delà de ce qui se voit et ce qui s’entend. Grâce à la musique nous pouvons la capter, la vivre ». Le silence fait partie de cette musique absolue, ou c’est peut-être sa meilleure expression. Tout vibre aussi dans le silence, surtout dans le silence, comme dans l’œuvre 4′ 33” de John Cage : un pianiste renommé s’assit au piano, et suivirent 4 minutes et 33 secondes de pur et plein silence.

Toute musique, y compris cette musique qui nous paraît étrange parce-que nous n’avons pas cultivé le goût et l’esprit, ses notes et ses beaux sons en apparent désordre… toute musique celle-là et celle-ci nous renvoient la réalité antérieure, au vécu originel, aux entrailles de la vie qui gémit et chante. La face qui s’incline vers la terre et qui du fond de la terre, en forme d’élégie ou d’hymne, s’élève au « ciel » au-delà de tout espace, au « ciel » qui proclame la gloire de Dieu dans tout l’univers, au cœur de Dieu qui vibre et résonne dans tout le cosmos depuis les entrailles des galaxies jusqu’aux entrailles de la terre et nos pauvres entrailles qui souffrent et jouissent.

Quand, après le baptême, Jésus sortit des entrailles du Jourdain et que l’eau fit silence, depuis le cœur vibrant de l’eau, du ciel et du silence, Jésus parut entendre une musique merveilleuse : « Tu es mon fils bien aimé ». Affine ton ouïe et entends-le toi aussi dans le bruit et dans le silence, et ose dire, en dépit de tout , « Louez Dieu, que la musique est bonne. Dieu [ou le Cœur vibrant, palpitant, de tout ce qui est] mérite une louange harmonieuse » (Psaume 147).

(14 janvier 2013)

Traduit de l’espagnol par Peio Ospital