Des victimes et des prisonniers

Cela fait peur d’écrire sur les prisonniers ou sur leurs victimes, et encore davantage sur les victimes et les prisonniers, les deux en même temps. La vérité et la justice exigent qu’on les distingue. La réparation et la réconciliation poussent à les considérer ensemble, chacun en conformité avec ce dont il a besoin pour guérir sa mémoire et ses blessures. De façon bien distincte, ils font partie de la même histoire, ils sont sujets du même drame : les uns, acteurs et les autres, victimes. Tous, des victimes.

Et il nous incombe à tous, sans exception, d’être des agents de paix, chacun en fonction de sa propre souffrance et responsabilité. Nous sommes en train de vivre la meilleure période depuis la création de l’ETA en 1958, en pleine époque franquiste : deux années et trois mois sans assassinats, séquestrations, attentats. C’est la meilleure opportunité pour confirmer la paix et bâtir le vivre-ensemble. Heureuse opportunité, impérieuse exigence !

Que l’ETA disparaisse au plus vite et la souffrance qui va avec, en commençant par celle des victimes ! De toutes les victimes. Nous ne vivrons en paix que dans la mesure où nous élargirons notre regard et où chacun se mettra à la place de l’autre. Le dossier objectif sur « les atteintes aux droits humains » survenues depuis 1960, présenté par quatre experts, à la demande du Gouvernement Basque, donne le chiffre de 1004 personnes assassinées – en plus de maintes autres atteintes aux droits de l’homme -, en rapport avec les « violences d’origine politique » liées au conflit basque. Parmi les 1004 personnes assassinées, 837 sont attribuées à ETA et autres groupes proches (811, au cours d’attentats, 15 suite à des séquestrations, 2 lors des affrontements de rue, « kale borroka », 4 dans d’autres circonstances, 3 disparues considérées mortes). Les autres, ce sont aussi des victimes, différentes quant aux motifs, mais identiques si l’on considère la souffrance injuste : 94 assassinées par les forces de l’ordre ( 9 sous la garde de la police, 20 au cours de contrôles policiers, 17 à cause « d’erreurs ,d’abus ou autres », 16 lors de rixes avec des policiers hors de service, 30 au cours de manifestations et 2 condamnées à mort ) et 73 assassinées par des groupes para-policiers et d’extrême droite (61 suite à des attentats et agressions, 3 pendant des manifestations, 4 après avoir été séquestrées et deux femmes après des viols).

Les chiffres sont froids, mais l’histoire est dramatique : 1004 histoires dramatiques. Et encore bien davantage ! Ce ne sont pas des victimes des deux parties, « nos victimes contre les vôtres ». Chaque histoire de souffrance est unique et sacrée, et chacune mérite reconnaissance et attention comme si elle était unique. Reconnaissons avec regret que nous n’avons pas été à la hauteur : ou nous avons péché par insensibilité ou nous avons été seulement sensibles à la souffrance des uns. Aucune souffrance ne doit nous être étrangère.

Comme ne doit pas nous être étrangère la douleur des prisonniers et de leurs familles, au-delà de la légalité en vigueur, même au-delà de notre jugement sur la justice ou l’injustice de la condamnation. Il est temps de franchir un pas dans la civilisation. Je ne parle pas seulement de certains changements dans la politique pénitentiaire, souhaitables et même indispensables pour garantir la paix et le vivre-ensemble. Je vais plus loin : je me réfère à la façon de considérer le délinquant et de concevoir la prison. Quant aux autres groupes ayant provoqué des victimes (les forces de l’ordre, les para-policiers, l’extrême droite), aucun parmi eux n’a de membres emprisonnés, et nous ne devons pas demander qu’ils le soient : ce n’est pas le châtiment du responsable qui guérit la blessure de la victime, mais la reconnaissance et la réparation sociale (et économique, si nécessaire). Cela suffit.

Extirpons de nous le désir de vengeance. Il est temps de passer de la justice punitive à la justice restauratrice. Que la prison ne soit plus le lieu de la punition. S’il existe des garanties qu’un prisonnier d’ETA ou n’importe quel détenu n’attentera plus contre personne, il doit sortir de prison. La Constitution espagnole l’exige, la philosophie du droit l’apprend, l’humanité l’impose.

Ce n’est pas humiliant pour les incarcérés de reconnaître le mal infligé ni, même, la demande de pardon, volontaire et non imposée, non exigible, mais souhaitable. La dignité des victimes n’est pas bafouée par la libération des incarcérés, une fois qu’ils ont renoncé à la violence. La demande de pardon honore l’auteur du mal. La générosité envers celui-ci grandit la victime. Que les emprisonnés ne deviennent pas prisonniers de leur passé. Que les victimes ne se transforment pas en prisonnières de leur douleur.

Il est temps d’être généreux, pour mieux réparer tous les maux. Dans le cas contraire, les victimes sont perdantes, les droits humains sont perdants, ainsi que la paix. Arrêtons de diviser les gens entre les bons et les méchants, entre les vainqueurs et les vaincus, entre les nôtres et les vôtres. Que chacun d’entre nous, comme le bon Samaritain de l’évangile, descende de sa monture, de son idéologie et même de son projet politique, si légitime soit-il. Ce qui est premier est premier. Que nous nous approchions du blessé, sans faire un détour comme le prêtre et le lévite. Que nos yeux s’emplissent d’empathie et notre cœur de miséricorde.

Nous ne pourrons pas vivre en paix les uns sans les autres. Nos blessures ne guériront pas tant que ne seront pas guéries celles des autres.

(19 janvier 2014)

Traduit de l’espagnol par François-Xavier Barandiaran