La solitude qui blesse, la solitude qui guérit

[ Conférence à la « Bibliothèque de Navarre » (Pampelune), 27 mars 2023 ;
https://www.youtube.com/watch?v=U-pYHo5j3NE&t=614s ]

Lorsque les collègues organisateurs de cette série sur “la spiritualité et la souffrance” m’ont demandé de parler de la solitude et de la souffrance, la première chose à laquelle j’ai pensé – comme cela m’arrive souvent – a été l’ambiguïté des termes, du terme solitude en l’occurrence, et la nécessité de les clarifier. C’est par là que je commencerai.

Il y a une solitude qui nous blesse à mort : “Vae soli”, “Malheur au solitaire”, dit l’adage latin, tiré d’un verset du sage biblique Kohelet : “Malheur au solitaire s’il tombe : il n’y a personne pour le relever” (Kohelet 4,10). C’est vrai : malheur à celui qui marche seul sur la montagne et qui tombe. Mais n’est-il pas plus pauvre (malheureux ?) encore celui qui, partant en compagnie, est jeté à terre et abandonné par ses propres compagnons ? Et n’est-il pas plus pauvre encore (malheureux aussi)  celui qui, pour une raison ou une autre, se retire de toute compagnie et s’enfonce progressivement dans la mort (jusqu’à la mort ?) ? En bref (En fait ?), la “solitude qui blesse” est toujours la solitude de l’isolement.

Mais le terme de solitude exprime aussi l’exact contraire de l’isolement, à savoir la solidarité absolue qui nous constitue, la pleine communion que nous sommes au plus profond de nous-mêmes. C’est ce que j’appelle “la solitude qui guérit” et qui fait vivre. Je ne sais pas s’il est très approprié d’utiliser le même terme – solitude – pour désigner des choses si opposées et pourtant si fondamentales, mais notre langage est ainsi fait.

C’est également le cas du terme “spiritualité”, qui sonne encore comme une introspection non solidaire, une intériorité solipsiste et apolitique. Dans ces réflexions, je veux au contraire défendre la spiritualité comme une expérience de vie profonde, (« religieuse » kendu egin dut jatorrizkoan) indissociablement individuelle et politique, qui guérit la solitude qui nous blesse. Je concentrerai les réflexions suivantes sur quelques éléments fondamentaux de la spiritualité en tant que solitude-solidarité curative, quelques jalons sur le chemin de la solitude-solidarité qui mène à la guérison de la solitude-isolement.

  1. Regarder avec compassion les personnes tombées dans la solitude

Avec la guerre et la faim et leurs terribles conséquences, dans ce monde hyperconnecté et globalisé, dans ce monde de réseaux et de métaverses, la solitude est l’une des grandes causes de la souffrance humaine.

Le panorama est planétaire et terrible, et plus présent et évident que jamais en cette ère de numérisation et de mondialisation planétaire : la solitude de l’enfant mal aimé ou abandonné, la solitude de l’adolescente qui a besoin de rompre sa dépendance et ne s’est pas encore trouvée elle-même, la solitude de ceux qui ne parviennent pas à aimer ou à se sentir aimés, la solitude de la famille expulsée de son logement, la solitude de ceux qui perdent leur emploi et qui, avec leur emploi, perdent le pain d’aujourd’hui et de demain pour eux-mêmes et pour leur famille, la solitude de ceux qui sont chassés de leur terre et de leur pays par la faim ou la guerre, la solitude des malades oubliés, la solitude des dépressifs, la solitude d’hommes et de femmes âgées, la solitude des prisonniers, la terrible solitude d’une embarcation surpeuplée, abandonnée à son malheur au milieu de la mer… Solitude, solitude, solitude. Des multitudes sans lieu de vie dans un monde commun.

La solitude fait mal aujourd’hui plus que jamais. Il y a quelques jours, Nuria Larari a publié un article intitulé “Je me sens plus seule que jamais (dans l’histoire de l’humanité)”. Elle dit par exemple : “Les relations sont devenues plus liquides entre nous et plus diffuses. La ville d’abord, puis Internet, sont devenus de véritables broyeurs des liens qui nous unissaient aux autres” (Journal EL PAÍS, 25 mars 2023).

Nous ne pouvons pas détourner le regard et passer à côté, avec toutes sortes d’excuses, comme le prêtre et le lévite dans la parabole du bon Samaritain, l’une des histoires les plus percutantes, provocantes et émouvantes de la littérature mondiale. Le voyageur solitaire agressé et abandonné sur le bord de la route démonte tous les arguments justifiant ce désordre planétaire croissant. La solitude et l’impuissance de l’abandonné nous crient à l’oreille : “Celui qui ne se fait pas prochain devient complice, et le complice perd son souffle vital”.

La première expression de la spiritualité, religieuse ou non, consiste à s’ouvrir avec tous ses sens à ces solitudes blessantes : regarder, écouter, toucher, sentir, ressentir le goût de leur amertume. Sentir cette solitude blessante comme la nôtre, de sorte que notre être le plus intime s’agite au cri de l’humanité déchue et de la Terre menacée : nous sommes cette humanité déchue, nous sommes cette Terre déchirée, nous sommes la mère qui accouche et l’enfant qui vient de naître dans la barque de bois abandonnée dans les flots.

Cette sensibilité intégrale du regard, faite de compassion, est le premier critère de la spiritualité, son signe distinctif et sa mesure la plus précise. Notre espèce humaine, et toute cette communauté vivante dont nous faisons partie sur notre planète Terre commune, ne trouvera de salut  que si nous développons une sensibilité spirituelle, personnelle et politique, si nous nous laissons appeler ensemble pour former une vague de relations globales de guérison, un tsunami salvateur.

  1. Discerner des causes de la solitude blessante

Celui qui regarde avec une compassion spirituelle ne peut s’empêcher de se demander pourquoi la personne ou le groupe qu’il voit souffrir souffre. Simone Weil écrivait : “L’amour consiste à demander à l’autre : qu’est-ce qui te fait mal ? ” Pourquoi la personne qui est seule souffre-t-elle ? Pourquoi la solitude est-elle l’une des grandes causes de la souffrance de l’être humain ? Souffre-t-il parce qu’il est physiquement seul ? Ou simplement parce qu’il pense différemment ? Ou encore parce qu’il est différent (dans son corps, sa psychologie, son orientation sexuelle, son choix politique, son origine ethnique, sa croyance ou son appartenance religieuse) ?

Le regard spirituel est un regard de compassion, mais la compassion authentique est lucide, critique et active. Le regard spirituel se demande pourquoi la solitude fait mal, pourquoi tant de personnes tombent seules et ne peuvent se relever, pourquoi toutes ces situations de souffrance mortelle se produisent dans la solitude.

De même que ce n’est pas parce que nous avons plus de relations que nous vivons en plus grande compagnie, ce n’est pas non plus parce que nous vivons physiquement seuls que nous devons souffrir : 10,4 % des citoyens espagnols vivent seuls, et 25 % des maisons sont habitées par une seule personne, mais c’est parfois un luxe que beaucoup de personnes qui vivent sans maison aimeraient avoir pour elles-mêmes quitte à être seules. Et le pire des malheurs, encore pire que de vivre seul dans la rue, peut être de vivre dans une maison en étant humiliée et maltraitée par son compagnon. Il en va de même pour tant d’autres situations de solitude apparente.

En y regardant de plus près, on découvre que la souffrance de la solitude, la solitude qui fait mal, n’est pas causée par la simple solitude (physique, psychologique, politique, ethnique, religieuse…), mais plutôt par l’isolement. Les situations de solitude ne font pas mal à cause de la solitude seule, mais à cause de l’isolement qui les provoque. Et l’isolement peut être dû au fait qu’un individu ou un collectif s’isole lui-même, ou est isolé par un ou plusieurs autres, par la société, le parti, l’institution ecclésiastique, l’État ou la communauté internationale. PUNTU ETA APARTE

L’être humain n’est pas un être isolé (ESALDI HAU EZ DAGO JATORRIZKO TESTUAN, BAINA JARTZEA KOMENI, FRANTSEZ EGOKIAN…)  Lorsque Bouddha a dit que “l’être humain naît seul, vit seul et meurt seul”, il faisait référence à la solitude psychique illusoire de l’ego illusoire. Bouddha a raison de dire que l’esprit humain se trompe lorsqu’il fabrique son ego isolé et son auto-isolement, mais il néglige peut-être trop la dimension structurelle et politique de l’isolement. Les deux (l’auto-isolement mental et l’isolement structurel sociopolitique) sont toujours, sans exception, inséparablement liés l’un à l’autre. Je m’isole parce que l’on m’isole et l’on m’isole parce que je m’isole. Et, sans aucun doute, le facteur le plus évident et le plus déterminant est l’isolement structurel sociopolitique. Ce qui fait sombrer un migrant, ce n’est pas tant qu’il soit seul, mais qu’il ne trouve personne pour l’accueillir, pour le secourir, pour l’aider à s’intégrer dans une nouvelle société. Le malheur d’une personne LGTBIQ+ n’est pas d’être comme elle est, mais d’être marginalisée, humiliée, abandonnée.

La solitude fait mal lorsque les relations fondatrices d’une personne sont rompues, lorsque les liens qui la construisent au plus profond d’elle-même sont dissous, lorsqu’elle est privée des relations qui la constituent. Cette dissolution des relations constitutives, c’est l’isolement. Et c’est cette solitude qui blesse et qui fait mal. L’isolement détruit la relation et nous conduit à mourir dans ce qu’il y a de plus vivant en nous, car pour être nous, nous avons essentiellement besoin de la reconnaissance, de l’acceptation, de l’affection des autres. La solitude de l’isolement nous détruit dans nos racines, nos liens nourriciers, notre estime et notre dignité, notre foi et notre amour de nous-mêmes, notre souffle vital, notre respiration et notre espoir. L’isolement rend malade, car il n’y a pas de santé physique ou psychologique sans relations saines et harmonieuses. L’isolement nous empêche de respirer, nous fait connaître la mort spirituelle, car l’esprit est relation, comme la respiration. L’isolement peut conduire à la mort physique, car la vie – de sa forme la plus élémentaire à sa forme la plus complexe – découle de la relation, d’une structure de relations harmonieuses.

Il y a des solitudes qui blessent, comme il y a des compagnonnages ou des communautés qui détruisent. De sorte que l’isolement se manifeste donc aussi bien sous la forme de la solitude que sous celle de la compagnie. Et il peut être beaucoup plus douloureux de se sentir isolé lorsqu’on vit en compagnie d’autres personnes que lorsqu’on vit seul.

Personne n’est blessé dans sa solitude s’il n’est pas isolé ou ne s’isole. Personne ne souffre simplement parce qu’il est différent ou seul, mais parce qu’il est séparé, abandonné, condamné. En réalité, comme j’ insisterai plus loin, rien n’est constitutivement “seul”. Tous les êtres sont, certes, des formes avec leur propre identité, mais chaque forme est constituée sur la base de la relation avec l’ensemble de l’univers. Il en va de même pour nous, les êtres humains. Personne n’est ou ne devrait se sentir isolé en soi, même s’il se sent seul, car nous sommes des individus vivant ensemble dans une profonde communion avec tout ce qui existe. Cependant, tant la relation elle-même que l’harmonie (JATORRIZKOA ZUZENDURIK) entre l’identité et les relations sont, dans notre espèce, plus complexes et conflictuelles que dans toutes les autres espèces animales connues.

Qu’est-ce qui fait que l’espèce humaine est capable de tant de tendresse, de compassion et d’empathie, mais aussi de tant d’auto-isolation suicidaire et d’isolement cruel des autres ? Je ne peux pas penser que c’est par malveillance : personne n’isole personne par volonté consciente, mais par manque de vraie volonté et de vraie liberté. Nous ne pouvons pas non plus penser, évidemment, comme tant de cultures et de religions anciennes le pensaient et le pensent encore : que nous nous isolons et nous tuons les uns les autres à cause de la chute des premiers parents de l’humanité qui auraient transmis leur culpabilité et ses conséquences à toute leur progéniture. Nous  pouvons encore moins penser que ces conséquences sont dues au fait que nous fûmes ( ??) expulsés d’un paradis originel par un “Dieu” suprême et punitif. Nous vivons isolés et nous nous isolons les uns les autres parce que nous sommes inachevés, parce que nous sommes insuffisamment évolués, parce que nous ne sommes pas encore devenus ce que nous sommes vraiment ou ce que nous pouvons être. Mais c’est entre nos mains. “Tu peux”, dit Dieu à Caïn dans le mythe biblique. Tu peux être plus pleinement toi en étant plus pleinement frère, sœur, de ton frère.

  1. Accompagner les personnes isolées

Je reviens à la parabole du bon Samaritain, une parabole de la violence qui blesse le monde et de la prochaineté qui le guérit, une histoire inspirée par l’esprit universel de la compassion subversive : un Samaritain, qualifié d’hérétique ou de païen par la religion dominante, “qui était en voyage”, s’approche de l’homme blessé et abandonné, le voit, éprouve de la compassion, s’approche de lui, bande ses plaies en y versant de l’huile et du vin, le fait monter sur son cheval, le conduit à une auberge et prend soin de lui (cf. Évangile de Luc 10,33-34).

Tout est dit. L'”homme qui descendait de Jérusalem à Jéricho”, qui “tomba entre les mains des brigands”, “qui, après l’avoir déshabillé et battu sans pitié, s’en allèrent en le laissant à moitié mort”, cet homme seul c’est une (¿ ?) foule, c’est aussi toi, c’est aussi moi. Le prêtre et le lévite du temple qui, en le voyant, ne le regardent pas et ne s’approchent pas de lui, mais “se détournent et passent à côté”, ce prêtre et ce lévite sont les puissants, les pouvoirs en place, et tant de gens normaux qui mènent leur vie et sont inhibés parce qu’ils ne savent pas ou parce qu’ils ne veulent pas savoir, ce prêtre et ce lévite sont aussi vous, ils sont aussi moi. Nous détournons le regard, nous prenons mille détours, nous passons à côté.

Et le Samaritain qui voit et compatit, qui s’approche, qui devient proche, prochain, frère, qui prend en charge, soigne le blessé et le porte, ce Samaritain peut être toi, c’est aussi toi, et moi, et nous toutes, nous tous. Nous sommes tous des voyageurs, nous partons en voyage comme lui, et en chemin nous rencontrons des personnes blessées, isolées, abandonnées par des personnes ou des systèmes, par des personnes et des systèmes à la fois.

Nous sommes tous ces personnages à la fois, mais lequel d’entre eux voulons-nous vraiment être, au-delà du rôle, de la figuration et de l’image ? Finalement, nous ne serons ce que nous sommes que si nous devenons proches, prochaines, sœurs. Nous ne serons ce que nous sommes vraiment que si nous accompagnons les blessés. Car nous sommes tous des marcheurs, des compagnons et des compagnes de route. Chacun suit son propre chemin, c’est vrai, c’est ainsi qu’il doit en être, mais tous nos chemins, aussi infinis soient-ils, se croisent chaque jour, à chaque pas, sur chaque centimètre de terre commune ( ??). La vie de chacun est la même vie. L’esprit qui nous habite et nous fait vivre est le même sous toutes ses formes. Nous ne respirerons que si nous nous laissons inspirer, encourager, porter par l’esprit universel de lumière et de compassion, l’esprit de réconfort et d’espoir.

Ce n’est qu’alors que nous pourrons rompre nos propres isolements, guérir nos propres solitudes blessées, exercer notre solitude curative, réaliser notre solitude curative, notre être solidaire.

  1. Apprendre à être seul pour être toujours avec tout(s)

Jusqu’à présent, j’ai surtout parlé de la “solitude qui blesse”. Je me concentrerai désormais sur la “solitude qui guérit”. Le remède à la solitude est la solitude, mais comprise dans une acception très différente, exactement opposée : le remède à la solitude-isolement est la solitude-solidarité, la vraie solitude, celle qui nous façonne dans la même argile universelle, cette solitude qui nous enracine dans la même terre commune que nous sommes, qui nous consolide dans le sol solidaire d’où nous sommes tous sortis.

C’est en ce sens que le poète nicaraguayen Rubén Darío a écrit : “Je veux être seul, pour être avec moi-même”. Évidemment, “être seul” ne signifie pas ici être isolé, mais approfondir l’être en communion que nous sommes. Être seul signifie ici être complètement soi-même, comme condition nécessaire pour découvrir que nous sommes en communion, mais aussi l’inverse : être en communion comme condition nécessaire pour être soi-même. Être avec soi-même en profondeur, c’est, en ce sens, être pleinement soi-même, et c’est la solitude qui nous guérit de l’isolement, de la solitude qui nous blesse.

Être seul en ce sens ne consiste donc pas en une simple solitude physique, ni en une simple intériorité, fruit de l’introspection. Être vraiment avec soi-même, ce n’est pas rentrer en soi en s’abstrayant des autres. Ce n’est pas non plus se contenter de faire des exercices de pleine conscience ou de méditation ou de se concentrer sur la respiration ou sur un mantra ou sur n’importe quel objet qui nous permet de nous libérer de nos pensées. Ces exercices sont certes très nécessaires, mais ils peuvent aussi devenir avant tout une manière de s’occuper ou de se distraire soi-même, et s’occuper davantage de soi-même peut être une manière d’être moins avec soi-même, une manière de s’enfermer dans son moi comme dans une coquille qui m’isole des autres, de la réalité et de nous-mêmes.

Être dans son propre monde, ce n’est pas être avec soi-même. C’est en vain que nous nous efforçons de construire notre être, notre confiance, notre avenir sur les sables mouvants du savoir, du pouvoir, de la possession, sur les sables mouvants de notre moi égoïste avec ses avidités, ses peurs et ses projets inconsidérés. C’est en vain que nous cherchons notre solidité dans des sols trompeurs. Notre ego fermé nous conduit à nous détourner des autres et à nous fuir nous-mêmes, à nous isoler de nous-mêmes pour nous isoler des autres, ou inversement.

Or, notre être le plus profond est inséparablement notre être le plus universel. Ainsi, être pleinement avec soi-même est inséparable d’être pleinement avec tout, il s’accompagne de la conscience d’être un avec tout : le chien qui me suit, les oiseaux qui me réjouissent, les insectes qui fécondent les fleurs, les micro-organismes que nous ingérons en toute chose, l’eau que nous buvons et l’air que nous respirons… Être vraiment avec soi-même, c’est ressentir ou prendre conscience ou simplement être solitude, être dans le vide de nos constructions égoïques, et être simplement communion, en communion avec tout.

C’est cela la solitude qui nous guérit. La solitude qui nous blesse dérive de l’isolement, de la dissolution des relations vitales qui nous constituent – écologiques, familiales, politiques -. La solitude qui nous guérit, au contraire, est cette solitude profonde qui nous consolide, qui nous enracine et nous affirme dans notre terreau vital, qui nous console dans la terre nourricière inséparablement personnelle et universelle. La solitude qui guérit est la vraie solitude, libre, féconde et ouverte, la solitude qui nous consolide dans notre être véritable, dans la solidarité universelle. Celui qui peut être dans cette solitude n’est jamais seul.

Pour rompre notre isolement et accompagner de manière curative les solitudes qui blessent, il est essentiel que nous apprenions à chercher, à choisir, à pratiquer la solitude qui guérit : se retirer un peu chaque jour où que ce soit pour être dans la quiétude et le silence, ou pour contempler un arbre ou une rivière, pour sentir l’air, pour être reconnaissant pour le soleil, pour marcher dans la campagne. Ou prendre quelques jours par an pour respirer, être, se sentir profondément, se vivre vraiment. Méditer, c’est-à-dire s’installer au centre de notre être, en suivant la respiration ou en regardant une flamme ou une icône inspirante. Ou simplement s’asseoir dans la nature, chez soi, sans rien faire, même ne rien écouter, ne parler à personne, dans l’immobilité et le silence. Ou lire un livre ou écouter une musique qui touche les fibres les plus profondes de notre être. Ou encore, où que nous soyons et quoi que nous fassions, prendre un moment de temps en temps, un moment très bref et répété suffit ( ?). Aucune forme n’est essentielle, mais il est essentiel de le faire d’une manière ou d’une autre, pour nous libérer du tourbillon qui nous entraîne, nous prend et nous amène, sans nous laisser vivre. Être avec soi-même, oui, mais être avec le Soi Même qui est et qui se sait un avec tout. Regarder, sentir, entendre, ressentir que nous SOMMES en communion d’être avec tout. Cela peut être le meilleur antidote contre les solitudes qui blessent.

En réalité, rien n’est totalement isolé de rien. Les particules atomiques ne sont pas seules, les atomes ne sont pas seuls, les molécules ne sont pas seules, les cellules ne sont pas seules, les organismes ne sont pas seuls, les planètes et les étoiles ne sont pas seules, les galaxies ne sont pas seules, les trous noirs ne sont pas seuls. Peut-on dire de l’Univers qu’il est seul ? Comment peut-il être seul s’il est la totalité de l’espace-temps, la somme de toutes les formes de matière-énergie, si toutes les formes sont liées à toutes les autres formes dans une communion cosmique de formes en réseau, sans frontière ni limite ? Ce qui se passe, c’est que les dictionnaires définissent les choses par ce qui les différencie, et que la philosophie occidentale s’est construite sur une philosophie atomistique. Et l’être humain a été défini à partir d’un concept tout aussi atomistique de la personne : rationalis naturae individua substantia, “substance individuelle de nature rationnelle” (Boèce). En réalité, rien n’est séparé de rien. L’île n’est pas non plus séparée et seule. “Ile” est seulement une métaphore, tout comme le Vae soli, “Malheur à celui qui est seul”.

Jésus de Nazareth est aussi pour moi une métaphore, une icône de la solidarité, de l’être humain en tant que communauté d’être (jatorrizkoa zuzendurik). Je ne le vois pas comme l’unique, ni comme le parfait, ni comme le meilleur. Mais il s’est fait le prochain de ceux qui sont blessés par l’isolement, et pour cela il a souffert  l’isolement, la marginalisation familiale, sociale et religieuse. Malgré cela, il n’a pas renoncé à être un compagnon pour les marginaux, un soutien pour ceux qui sont tombés, un avec les derniers. Et pour cela, il a risqué sa vie et l’a donnée, il a donné son souffle vital, devenant un avec le Tout. C’est pourquoi ses yeux de compassion m’ouvrent à la Communion Infinie, à la Chaleur et à la Lumière Universelle, à la Compagnie et à la Compassion infinies, à l’Ame ou Souffle ou Cœur de l’Univers. Ou DIEU. Peu  (jatorrizkoa zuzendu) importe le nom que nous donnons à cette Réalité première universelle ou que nous ne lui donnions aucun nom. Mais je l’appelle aussi Dieu.

  1. Élargir la conscience du soi en tant qu’inter-être

Je suppose que vous avez tous passé de longs moments à regarder, ou plutôt à admirer, une ruche ou une fourmilière. Ce sont deux mondes très différents, mais ils ont en commun l’un avec l’autre – et avec tant d’autres espèces, toutes merveilleuses – une caractéristique extraordinaire : ce sont des êtres sociaux et tout leur comportement est social, parce que tous leurs besoins et leur “psychologie”, si l’on peut parler ainsi, sont sociaux. Il ne me manque pas d’être une abeille ou une fourmi, mais j’admire leur être entièrement communautaire (jatorrizkoa zuzendurik), leur individualité essentiellement collective, tout en étant une société composée d’organismes individuels uniques. L’abeille ne manque pas d’individualité, d’identité individuelle, elle n’est pas une simple fonction du collectif, mais dans son être, dans son comportement, dans sa psychologie, il n’y a pas de contradiction entre l’individualité et la communauté. Son intérêt individuel est l’intérêt collectif, son bien-être individuel s’identifie au bien-être collectif de la colonie : la fourmilière ou la ruche. Je dirais donc – avec la permission des entomologistes, car le vocabulaire n’est peut-être pas très exact – qu’elles ne se sentent jamais seules, sauf lorsqu’elles se sentent isolées, privées de leur raison d’être, de l’être commun, et qu’elles ne souffrent jamais vraiment, sauf lorsque la colonie ou la fourmilière est menacée.

Je me dis souvent : si seulement nous, les humains, étions aussi une espèce vivante dotée d’une conscience collective ! En réalité, nous sommes un grand organisme. L’Univers tout entier ou multivers est comme un incommensurable organisme. Tous les êtres, de la particule atomique aux galaxies et à tous les univers, sont des êtres en relation. Leur être est inter-être, selon le néologisme créé par le maître bouddhiste zen Thich Nhat Hanh. Tous les êtres inter-sont. Les êtres humains sont  également inter-être. Nous sommes, mais plutôt nous inter-sommes. Nous ne sommes pas une somme d’êtres séparés (jatorrizkoa zuzendurkik), mais nous sommes inter-étant, étant les uns avec les autres dans toutes les dimensions de notre être.

Il ne me manque pas d’être une fourmi ou une abeille, mais lorsque je me regarde et que je regarde les groupes sociaux qui nous constituent, lorsque je regarde l’humanité dans son ensemble, l’harmonie entre l’intérêt individuel et l’intérêt commun, l’harmonie entre l’être et l’inter-être, me manque beaucoup. Chaque être humain est unique, bien sûr – tous les êtres dans leur forme sont uniques – et je n’aspire pas à ce que l’individu humain cesse d’être unique, mais j’aspire à ce que l’individualité unique qui nous constitue puisse un jour être vécue, actualisée concrètement et efficacement en harmonie avec la pleine relation qui nous constitue. J’aspire à ce que nous ne recherchions pas notre propre bien-être aux dépens du mal d’autrui. J’aspire à ce que nous ne détruisions pas notre bonheur individuel et collectif parce que nous ne tolérons pas que l’autre soit plus fort, plus beau, plus riche ou simplement différent. J’espère qu’un jour nous serons capables d’éliminer ou au moins de réduire cette folle compétitivité que nous, les humains, avons transformée en moteur de notre vie sociale, politique et économique. Nous détruisons ainsi la coexistence, la collaboration, la capacité de souffrir avec les autres et, peut-être surtout, de jouir et de se réjouir du bien d’autrui. J’aspire à un saut de conscience, de sorte que la conscience de notre moi individuel unique soit en même temps et en tout – sensibilité, psyché, conscience de soi – une véritable conscience de notre être un en tout avec tout.

  1. Créer des structures politiques de solidarité ou d’inter-être (jatorrizkoa zuzendurik)

            La conscience profonde et véritablement spirituelle est capable de transformer la solitude isolée en solitude solidaire, et donc de guérir la solitude qui blesse. Mais il faut le dire en même temps : les structures politiques de solidarité peuvent transformer notre conscience, l’élargir, la rendre universelle. Je conclurai mes réflexions par cette affirmation.

Nous sommes à la fois esprit et structure. Nous sommes l’esprit émergeant d’une structure. Chacune de nos pensées et de nos émotions, chacun de nos désirs et de nos choix dépend des organisations physiques, chimiques, organiques qui nous constituent, tout comme il dépend de ce que nous respirons et mangeons, de ce que nous voyons, entendons et touchons. Ce que nous appelons notre être spirituel ou profond dépend aussi, et dépend particulièrement, des structures et des relations familiales, sociales, éducatives, politiques et économiques qui nous façonnent concrètement. La conscience profonde, la conscience du moi profond ou l’auto-conscience  profonde de soi est indissociablement physique et psychique, individuelle et sociale, personnelle et politique. Ce que nous appelons spiritualité – la vie profondément vécue – dépend ou émerge de l’ensemble des structures qui nous forment dans toutes nos dimensions. Les structures matérielles et sociopolitiques créent la spiritualité, et la spiritualité est matérielle et politique dès son origine et, en même temps, transforme dès son origine les structures matérielles et politiques. Et ainsi de suite, sans début ni fin. Il n’y a pas d’esprit sans structure et pas de structure sans esprit.

Appliquons cette circularité entre esprit et structure au thème de la solitude. Transformer la solitude de l’isolement qui blesse en solitude de la solidarité qui guérit n’est pas seulement le grand défi personnel de chaque individu, c’est aussi le grand défi politique d’aujourd’hui. C’est le plus grand défi planétaire. L’humanité, qui a atteint des sommets insoupçonnés de connaissance et de puissance, est confrontée au dilemme le plus grave et le plus décisif de toute son histoire : choisir la vie ou la mort, se déifier dans le pouvoir destructeur de certains sur d’autres ou se rendre véritablement frère-sœur de tous (¿?), afin de sauver la vie, indissociablement individuelle et collective.

Ni une spiritualité apolitique, ni une politique sans esprit ou sans âme ne pourront guérir les blessures de l’isolement. Ni une intériorité qui relègue les structures sociopolitiques, ni de simples structures sociopolitiques qui ne prennent pas soin et ne favorisent pas l’expérience de la solitude silencieuse. Il est plus urgent que jamais de réinventer la politique dans toutes ses dimensions et formes, afin que les grandes décisions planétaires ne dépendent pas d’intérêts particuliers, mais d’une nouvelle politique du Bien Commun de l’humanité dans son ensemble et de la Terre commune à tous les êtres vivants. Il est plus urgent que jamais qu’une nouvelle politique globale et inspirée gouverne les différentes structures d’où émerge notre être : la recherche scientifique, le développement technologique, la robotique et l’Intelligence Artificielle, les institutions éducatives, les médias, les structures économiques et du travail.

L’imagination et la mise en œuvre de structures globales, démocratiques et solidaires est la condition politique et spirituelle la plus urgente pour sauver de la mort la communauté planétaire des vivants à laquelle nous appartenons. Il est plus urgent que jamais de réinventer une politique mondiale dotée d’une âme, une politique planétaire animée par l’émerveillement, l’admiration, le respect et la responsabilité éthique à l’égard de la vie. Ce n’est qu’ensemble que nous pourrons nous sauver.

(Traduit par Peio Ospital)