Eduquer l’intériorité faite de prochaineté

“Éduquons-nous au calme et à la paix ?” C’est par ces mots que s’ouvre ce livre court et dense, des mots conclus par un point d’interrogation noir et entourés d’un espace vide en blanc. Dans ce vide blanc du point d’interrogation, le lecteur est pris, suspendu, attentif au blanc vide silencieux. Et dans le calme. C’est là que nous conduisent les pages de mon ami Txemi Santamaría.
Il est théologien, psychologue et psychothérapeute. Un éducateur, en somme. Je ne mentionne les “titres” de l’auteur que pour souligner l’essence et la finalité du livre, à savoir : apprendre à entrer dans le vide silencieux de l’interrogation, y découvrir ce que nous sommes vraiment ou ce que nous sommes capables d’être, et nous engager sur le chemin de la profondeur de nous-mêmes et de toute chose, du vide et de la plénitude de notre être, de la liberté de la prochaineté, de la paix. De sorte que, oserais-je dire, nous sommes tous théologiens, psychologues, psychothérapeutes, éducateurs.

Qui est vraiment un théo-logien, “quelqu’un qui parle de Dieu” ? Non pas celui qui connaît et offre les réponses d’un supposé “Seigneur d’en haut” [en basque “Jaun-goiko”, qui signifie “Dieu”], mais celui qui transforme les réponses qui viennent de loin en questions au prochain : “Qu’est-ce qui t’arrive ? Qu’est-ce qui te fait mal ?” Car “Dieu” n’est rien d’autre que le point d’interrogation infini fait de prochaineté compatissante. Que nous soyons “croyants” ou “non-croyants”, nous pouvons tous être de véritables théologiens, des questionneurs compatissants de tout ce qui est, transcendant dans la paix toutes les réponses et toutes les croyances.
Et qui est psychologue, c’est-à-dire “connaisseur de l’esprit humain ou de la psyché” (intelligence, volonté, sentiment, mémoire mystérieuse) ? Non pas, en premier lieu, l’expert académique qui regarde et explique de l’extérieur, d’en haut, les zones sinueuses et confuses de cette nature problématique qui est la nôtre, mais celui qui, éclairé par la conscience de ses propres ombres, a appris, à l’école de la vie et de la compassion, à comprendre avec empathie les faiblesses de l’autre, à transformer ses égarements en indications, à être l’humble prochain de l’autre, à être un fidèle compagnon de route. Car ce n’est qu’en se connaissant profondément soi-même que l’on peut comprendre son prochain, et inversement, ce n’est qu’en connaissant son prochain que l’on peut se comprendre soi-même.

Et qui est un vrai psychothérapeute, c’est-à-dire un “guérisseur de l’esprit ou de la psyché humaine” ? Non pas celui qui a sous la main des recettes faciles pour tous les problèmes, mais celui qui, se mettant à la place du prochain blessé, sait voir avec des yeux de bonté ses douleurs et son impuissance comme les siennes propres, parce qu’elles sont bien les siennes. Celui qui voit  les fautes et les manquements de son prochain comme des blessures avec des yeux de miséricorde , et non avec des yeux accusateurs de culpabilité. Nous ne sommes ni des êtres “coupables” ni des êtres “innocents”, mais des êtres incomplets, errant et vagabondant vers le Tout à la recherche d’un regard de miséricorde. La pommade de la compassion est le meilleur des remèdes. La compassion nous rend bons, sains, entiers. La personne compatissante est de santé saine, même si elle est inachevée et errante, et elle guérit à son tour. Qui ne peut être un compagnon de route compatissant, malgré ses ombres, malgré ses blessures, malgré ses limites et malgré son impuissance ?

C’est cette vision du monde, de l’être humain, de la vie, qui sous-tend ce livre. Il s’agit d’une proposition éducative inspirée par un regard profond et une prochaineté compatissante. La première phrase s’ouvre sur cette question : “Éduquons-nous au calme et à la paix ?” L’éducation n’est évidemment pas limitée aux bancs d’écoles. La famille sous toutes ses formes, l’action culturelle, le travail, la politique, les médias, les loisirs, les réseaux sociaux… sont autant d’espaces d’éducation. Où que nous soyons et quoi que nous soyons, nous pouvons et devons tous être des éducateurs, de même que des “théologiens”, des psychologues et des psychothérapeutes.

Et que signifie être éducateur ? C’est enseigner à bien vivre, c’est-à-dire dans la bonté et le bonheur. C’est notre être véritable fait de prochaineté heureuse. Éduquer, c’est apprendre et enseigner à grandir par décroissance, à accompagner sur le chemin de cette nature révolutionnaire faite de compassion et de paix, de vide et de plénitude. Sinon, nous serons dévorés par notre besoin de croissance, ce rythme de croissance incontrôlable et sans but qui nous entraîne. La vitesse de ce que nous appelons “progrès” ruine la vie bonne, le bien-être commun. Est-ce que nous éduquons à respirer, à être des frères et sœurs compatissants et heureux, pour vivre dans la justice de la paix ou dans la paix de la justice ?

L’intériorité est la base de l’éducation intégrale. Mais le terme d’intériorité est trompeur dans la mesure où il suggère le dualisme et l’isolement. L’intériorité n’est pas une intimité fermée, ce n’est pas une simple introspection. L’intériorité n’est pas la recherche et l’exercice d’une transcendance au-delà de l’immanence. L’intériorité n’est pas l’isolement, elle ne s’oppose pas à l’extériorité, car “l’intérieur” et “l’extérieur” n’existent pas en soi, mais dans notre façon de voir. L’intériorité n’est pas le statisme ou l’inaction, car rien n’est statique et inactif. L’intériorité ne s’oppose pas à la matérialité et à la corporéité, car rien n’existe – ni sentiment, ni intelligence, ni volonté, ni mémoire, ni Dieu sans une forme de corps ou de matière ; et inversement : rien n’existe qui ne soit au fond énergie, souffle, “âme”, potentialité d’être, de vivre, d’agir. Éliminons donc le contraste entre intériorité-extériorité, ainsi que le dualisme matérialité-spiritualité.

“L’intériorité est un espace d’intégration”, dit Txemi Santamaría. L’intériorité n’est pas une partie ou une dimension de ce que nous sommes, mais la conscience qui unit toutes les parties et dimensions de notre être à tout ce qui est. C’est l’expérience du Tout. C’est la conscience que nous ne faisons qu’un avec l’Unité, la Communion, l’Interrelation cosmique infinie – avec la pierre, l’eau, l’air, l’arbre, l’oiseau, tous les êtres humains ; avec les particules atomiques, les galaxies gigantesques, l’univers infini ou multivers.

Nous ne faisons qu’un avec Tout. Nous venons du Tout dans cette courte vie, en communion avec tous les autres vivants. Nous allons vers le Tout, en union avec le Souffle vital de tout, à travers le passage libérateur ou pâque que nous appelons la mort. Nous sommes de minuscules poumons de la pâque sans fin de la vie.

Si nous pouvions observer et ressentir tout ce qui est et notre propre être comme un avec le Tout…, si nous pouvions développer une cosmologie, une anthropologie, une psychologie, une philosophie de la communion universelle – ou une “théologie” du Mystère du Bien et du Bonheur, au-delà du “Dieu Seigneur d’en haut” métaphysique séparé, au-delà de la religion…., si nous apprenions et enseignions à nous arrêter, à nous taire, à écouter, à regarder, à admirer, à ressentir, à être émus, en tant que premier apprentissage et sujet dans tous les programmes scolaires…, si nous mettions en œuvre une pédagogie de la communion universelle, de la prochaineté compatissante dans tous les domaines de la vie et de la société – éducation, science, politique, économie, toute culture…, si nous pratiquions personnellement et publiquement ce que Ken Wilber appelle la “spiritualité intégrale”…, tout serait transformé. Notre souffle s’ouvrirait. Nous vivrions.

C’est le grand défi d’aujourd’hui, le défi le plus grave de tous les temps : soit nous grandissons et nous éduquons dans cette intériorité faite de prochaineté, soit nous nous asphyxions nous-mêmes et les uns les autres dans la compétition accélérée de la croissance. Sans aucun doute, le Souffle infini de Ce qui Est continuera à animer même sans nous. Mais en ce qui nous concerne, il en dépend aussi de nous.

Aizarna, 21 mars 2023
(Prologue de Txemi Santamaria, Isiltasunean jolaska, IDTP, Bilbao 2022, pp. 11-14)
Traduction Peio Ospital