La mort heureuse

J’ai relu ces jours-ci le dernier livre de H. Küng, un court texte paru en 2014 par lequel, âgé de 86 ans et souffrant d’ une Parkinson évolutive, il a souhaité parachever sa vie et toute son œuvre. Plus qu’un simple testament vital, c’est un programme de vie: « La mort heureuse » (Seuil, Paris 2015) ».

« Contradiction ? » Plutôt, paradoxe de la vie, qui seule peut être heureuse en se donnant. Paradoxe de la mort qui s’offre en donation et devient décision, expression, couronnement de la vie. La mort peut être heureuse, car la vie qui se donne ne meurt pas. Cela vous semble un jeu de mots stérile ? Pour H. Küng c’est l’horizon qui illumine toute sa vie, la mort comprise. Il sait de quoi il parle: c’est à cela qu’il a consacré ses inépuisables énergies physiques, émotionnelles, intellectuelles, spirituelles.

Mort heureuse: c’est le sens premier et étymologique de « euthanasie », bien que les nazis dénaturèrent le sens du mot en l’utilisant pour désigner leurs pratiques d’extermination, de mort funeste. Mort heureuse ou euthanasie signifie mourir sans tristesse et sans douleur, ou avec le minimum de tristesse et de douleur inévitable. Mourir en pleine conscience. Prendre congé sereinement des êtres chers. Assumer sans angoisse la peine de la séparation; dans la peine il y a le réconfort, dans l’angoisse non; la peine n’empêche pas le bonheur, l’angoisse oui.

Mourir en profond assentiment à toute la vie, acceptant tout, disant oui à tout, y compris aux blessures subies et, ce qui est beaucoup plus difficile, aux blessures infligées: je n’ai pas été parfait, je suis désolé, mais je ne suis pas parvenu plus loin, et c’est bien ainsi; je préfèrerais que beaucoup de choses eussent été meilleures, mais c’est bien comme c’est; je dis oui à tout, sans rien justifier. Dire: « Mon œuvre est achevée: je vous la laisse là ». Et il n’est pas nécessaire que ce soit une « grande œuvre », comme celle de Hans Küng, et personne ne peut mesurer la grandeur de l’œuvre par le volume ou la quantité ou la qualité des livres écrits, ni par le succès obtenu, ou l’influence exercée. Couronner la vie humblement. Mourir en paix.

Ainsi donc, comme croyant penseur et humaniste, Küng affirme: à partir du moment où ma vie ne comporte pas pour moi une qualité humaine satisfaisante, je peux et je dois choisir cette « mort heureuse », digne, belle, bonne. Mort sœur, pas ennemie. Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir. Et je peux, je dois en décider de façon responsable. « Et l’être humain a le droit de mourir quand il n’a aucun espoir de poursuivre ce qui est selon son entendement une existence humaine ». Refuser de prolonger indéfiniment la vie temporelle fait partie de l’art de vivre et de la foi en la vie éternelle. Il s’était exprimé dans le même sens il y a 20 ans, en 1995, dans un autre livre (« Mourir dans la dignité », Trotta 1997) écrit en collaboration avec son ami et collègue Walter Jens.

Nous assistons à un changement radical de modèle. La législation sociale des divers pays – à de rares exceptions près comme la Hollande ou la Suisse – souffre encore d’un grand retard au regard de l’opinion publique. Le retard est plus considérable dans le cas de la hiérarchie ecclésiale. Soutenir, comme elle le fait, que seule est autorisée « l’assistance passive » (débrancher un appareil d’alimentation ou de respiration, par exemple) relève de la fiction. Il y a une telle différence entre débrancher un appareil et dispenser une dose plus forte de morphine qui me conduira à la mort ou au repos final ? La hiérarchie ecclésiastique court le risque de se tromper à nouveau, comme elle se trompa à propos des méthodes de contraception ou de fécondation dites « artificielles ».

Choisir une mort de qualité humaine est la façon finale de choisir une vie de qualité humaine. Et l’humanité n’est pas définie ni dictée par une divinité extérieure ou représentée par quelque religion. Le croyant devrait choisir une mort heureuse comme un abandon définitif confiant de soi à la Réalité première et dernière, comme un passage à la Réalité profonde, à la Réalité Fondamentale, à la Vie sans commencement ni fin. Dire que nous ne pouvons pas choisir la mort parceque nous ne sommes pas maîtres de la vie est une hypocrisie totale. Nous ne sommes maîtres ni de la vie ni de la mort, mais nous sommes responsables de la vie et, partant, aussi de la mort, et ici la distinction entre croyant et non-croyant importe peu. Non seulement nous pouvons, mais nous devons choisir de façon responsable – je dis bien responsable – quand et comment mourir sans autre mesure que notre bien-être et le bien-être commun, en commençant par celui des plus proches. Et les médecins et les plus proches devraient pouvoir accéder à la demande de toute personne sollicitant librement – ou ayant librement exprimé cette demande – une aide pour bien mourir.

C’est une exigence de l’attention à la vie et il n’est pas d’autre ordre divin ni d’autre divinité que la Vie, l’Attention, la Bonté et le Bien Vivre.

(7 février 2016)

Traduit de l’espagnol par Peio Ospital