Les évêques ont parlé

Enfin, les évêques ont parlé de la crise, et je ne sais pas si on doit les féliciter, mais, au moins, on doit les remercier de leur déclaration, si tardive et timide qu’elle soit, et bien qu’ils l’aient camouflée et conditionnée, dénaturée et rabaissée dans une polémique politique étrangère au sujet : l’unité sacrée de la « nation espagnole ». Ils ont profité de ce que le Manzanares (rivière) passe à Madrid ou le drapeau catalaniste (senyera) flotte en Catalogne pour parler de ce qui, – paraît-il -, importe davantage au sommet de l’épiscopat espagnol : le mouvement indépendantiste catalan ou basque. Ils ont mélangé les torchons et les serviettes, peut-être intentionnellement pour tromper le peuple ou pour dévier l’attention de ce qui est vraiment important. Cela est fort dommage. (Les évêques catalans, bien évidemment, ont pris leurs distances).

Mais laissons de côté cette question. Je pense qu’habituellement les évêques parlent trop, bien que ce qui est regrettable ce n’est pas qu’ils parlent, mais de quoi ils parlent et comment ils le font. Ils parlent sans cesse, par exemple, de la famille, comme s’ils étaient les seuls gardiens de la vraie famille – eux qui ne connaissant pas les joies et les soucis d’élever des enfants, surtout par les temps qui courent -. Ils parlent sans cesse du mariage homosexuel, et le reprouvent comme contraire à la nature et à la loi immuable de Dieu, comme s’ils connaissaient toute la nature et comme si pour Dieu il y avait une loi immuable en dehors de l’amour, comme si l’amour n’était pas l’essence de toutes les lois, la vocation de la nature, le mystère de Dieu. Et ils parlent sans cesse de l’enseignement de la religion catholique dans l’école publique et le réclament comme si la religion qu’ils enseignent n’était pas justement ce qui éloigne les gens de la religion.

Il y a, pourtant, des questions à propos desquelles ils devraient parler à temps et à contretemps, sur le fond et dans les détails, mais ils se taisent ou ils les traitent en des termes trop généraux et vagues : la justice sociale, l’injustice en vigueur, l’économie alternative… Ou encore cette situation que nous supportons et qu’on appelle « crise économique ». Sur cela les évêques, à part quelques honorables exceptions, se taisent avec un silence qui offense les plus pauvres qui sont de plus en plus nombreux. Ils se sont tus et leur silence offense l’Evangile. Ils se sont tus et leur silence clame au ciel. Nicolas Castellanos, un évêque qui avait donné sa démission pour se rendre en Bolivie et se consacrer aux déshérités, a déclaré récemment : « Je ne sais pas pourquoi l’Eglise espagnole garde le silence ; c’est le moment de parler comme le feraient les prophètes » ;

Eh bien, enfin ils ont parlé, et il est juste de le reconnaître. Même on doit les remercier pour quelques affirmations claires et tranchantes, comme celle-ci : « Les autorités doivent veiller à ce que le prix de la crise ne retombe pas sur les plus faibles, et en particulier les immigrés ». Ou encore celle-ci : « Aujourd’hui nous souhaitons demander à qui de droit qu’on donne un signe d’espoir aux familles qui ne peuvent pas faire face au paiement des hypothèques et sont expulsées ».

Mais, hormis ces deux points concrets, il m’est avis que la Déclaration de la Commission Permanente de la Conférence Episcopale Espagnole, après un si long silence, manque de réel contenu. Et ce n’est pas par manque d’espace (plus de 2000 mots, et encore 1000 autres dans un annexe politique sur les nationalismes périphériques), mais parce qu’elle n’est pas assez concrète dans la dénonciation et dans ses propositions, parce qu’elle reste vague et indéfinie dans l’appel à la conversion, la foi, l’espérance et la charité. Et, tout au long de la déclaration, il y a une subjacente invitation voilée à la résignation et à l’esprit de sacrifice des citoyens.

Pourquoi les évêques sont restés si silencieux et pourquoi, quand ils ont parlé, ne l’ont-ils pas fait de manière plus incisive, en marquant les responsabilités, en offrant des critères, en suggérant des pistes, en inspirant un espoir concret et actif, comme l’aurait fait Jésus ? Pourquoi ne le font-ils pas ? Peut-être – mais ce serait terrible – que l’Eglise institutionnelle a de puissants intérêts liés aux plus puissants, aux grandes banques et aux subventions du Gouvernement ? Je ne peux taire la question : « La Conférence Episcopale Espagnole prendrait autant de précautions si les socialistes gouvernaient à la place du parti populaire ?

D’aucuns diront que la situation est complexe. Il est obvie qu’elle l’est et que la solution n’est pas facile, et qu’il ne suffit pas d’énoncer de grands principes, comme je suis en train de le faire, mais on doit savoir que non seulement les principes mais aussi les concrétions de la justice sont infiniment plus sacrés et inviolables que les grand dogmes, tous si relatifs et contingents, si discutables.

D’aucuns diront qu’il faut être réalistes. Il est évident qu’il faut être réalistes, mais il est incompréhensible qu’ils fassent appel au réalisme quand il s’agit du travail, du salaire et de l’habitat de toute une génération, et qu’ils soient si peu réalistes, par exemple, à propos du sexe, de l’avortement ou de l’euthanasie ; et, de toute façon, il n’est nullement besoin d’être expert en économie pour douter qu’il soit raisonnable qu’un gouvernement sauve certaines banques en s’endettant auprès d’autres banques ou même de celles qu’il vient de sauver, et qui consacre la moitié des sommes obtenues au moyen des restrictions sociales à payer les intérêts des banques aussi bien de celles qui ont prêté que de celles qui ont emprunté, et l’autre moitié à payer les indemnités du chômage provoqué par les dites restrictions. C’est cela le réalisme économique ou s’agit-il de la parabole de la perversion du système et de la bêtise des gouvernants ?

D’aucuns diront que nous sommes tous responsables. C’est sûr que nous le sommes pour avoir tant envié et tant gaspillé, mais bien plus grande est la responsabilité des individus et des entreprises qui pendant des décennies nous ont poussé à le faire, en entassant de la sorte d’immenses fortunes, de même que la responsabilité de ceux qui aujourd’hui encore continuent de s’enrichir de plus en plus au prix de la pauvreté croissante du plus grand nombre, et cela est intolérable.

Que les évêques continuent de parler, donc, mais qu’ils fassent preuve de davantage de clarté et de courage, même au risque de se tromper. Qu’ils condamnent de façon bien plus tranchante la plus grande infamie de notre temps et de tous les temps : ce système capitaliste néolibéral fondé sur le gain à outrance. Qu’ils dénoncent de manière unanime et ferme cette dictature universelle qui aboutit à ce que 0,16 % de la population mondiale soit propriétaire de 66 % de la richesse mondiale annuelle, et fait qu’en Espagne 1.400 personnes (0,0035 % de la population) contrôlent des revenus équivalents à 80,5 % du PIB, de telle sorte qu’en 2010 les 35 plus grandes entreprises espagnoles ont vu leurs bénéfices augmenter de 24 % par rapport à l’année précédente, cependant que les travailleurs devenaient 2 % plus pauvres. Qu’ils proclament bien haut que parler de démocratie, pendant que cette situation perdure, est une comédie.

Qu’ils enseignent ce que le Concile Vatican II proclama avec tant d’emphase : que les richesses de la terre appartiennent à tous, et que celui qui entasse est un voleur, et que « celui qui est dans le besoin extrême a le droit de prendre de la richesse d’autrui ce qui lui est nécessaire ». Qu’ils rappellent cette phrase des Saints Pères : « Si tu ne portes pas secours au nécessiteux, tu le tues ». Qu’ils imaginent ce qu’auraient enseigné toutes les Saintes Mères, si on leur avait reconnu le droit d’enseigner, elles qui engendrèrent et mirent au monde tant de vies avec autant de douleur.

Qu’ils annoncent le « Royaume de Dieu » annoncé par Jésus, avec la même onction et le même feu que Jésus. Et qu’ils n’oublient pas que le Royaume de Dieu doit se bâtir sur terre, comme pensait Jésus.

(9 octobre 2012)

Traduit de l’espagnol par F-Xavier Barandiaran