Marko Rupnik et la lettre de Faus

La récente lettre ouverte du théologien José Ignacio González Faus à son frère jésuite Marko Rupnik, artiste reconnu et guide spirituel, poursuivi et condamné canoniquement pour agressions sexuelles, me déçoit profondément pour ce qu’elle dit et pour ce qu’elle ne dit pas (cf. https://www.religiondigital.org/miradas_cristianas/Carta-Mario-Rupnik_7_2518018192.html).

Je commencerai par faire quelques remarques sur le vocabulaire. J’ai écrit “agressions sexuelles”, et non “abus”, comme on le lit dans tous les documents et déclarations ecclésiastiques sur le sujet. Comme on peut également le lire dans la lettre de González Faus. Les mots ne sont pas anodins, et le terme “abus” ne me semble pas en l’occurrence être le terme juste, celui qui rend justice aux faits et à leurs victimes, et finalement aussi à l’auteur des faits et aux institutions religieuses responsables, car seule la vérité reconnue et dite pourra nous libérer. Je suis d’accord avec la nouvelle loi espagnole “Solo sí es sí” (Seul oui est oui) qui élimine l’ “abus sexuel” et considère comme “agression sexuelle” tout acte qui porte atteinte à la liberté sexuelle d’une autre personne sans son consentement. Si Marko Rupnik a été dénoncé par une vingtaine de religieuses, ses “dirigées spirituelles”, c’est qu’elles n’étaient pas consentantes, qu’elles aient ou non osé l’exprimer sur le moment. Il s’agissait donc d’agressions, et non de simples abus. Appelons les choses par leur nom.

Encore moins approprié me semble le terme “péché” ou “pécheur” que le théologien Faus utilise à plusieurs reprises dans sa lettre. Aux oreilles de la grande majorité, “péché” suggère une infraction volontaire à une loi divine – surtout liée à la sexualité -, un “Dieu” suprême offensé, une culpabilité personnelle, une confession individuelle secrète à un prêtre, seul investi du pouvoir d’accorder l’absolution divine… Je connais et partage les nombreuses et excellentes pages écrites par le théologien sur le péché, mais il me semble que ce mot prête à confusion et est superflu dans le cas qui nous occupe. L’agression sexuelle contre une femme n’est pas ce que l’on entend par “péché”; c’est un crime, c’est la commission d’un préjudice grave, dans un cadre social – et religieux – machiste. Et elle ne peut se régler dans de sombres confessionnaux ou dans des processus canoniques secrets.

C’est pourquoi je trouve étranges et inappropriées les disquisitions canoniques dans lesquelles s’embrouille Faus, à savoir si Rupnik a été excommunié ou s’il a fait plutôt l’objet d’une excommunication automatique latae sententiae, si son excommunication a été levée ou s’il n’était pas nécessaire de le faire du fait de la prescription canonique survenant 10 ans après la commission… Ces disquisitions, à ce stade, n’intéressent personne d’autre que les canonistes, et ne servent qu’à détourner l’attention de ce qui importe réellement : savoir ce qui s’est passé et pourquoi. Il ne s’agit pas de canons, d’excommunications et de levées d’excommunications, pas plus qu’il ne s’agit de péchés, d’offenses divines et d’absolutions cléricales. Il s’agit de blessures intimes qui saignent encore et des remèdes nécessaires pour les guérir : guérir d’abord les victimes, puis aussi l’agresseur. Il s’agit de prendre conscience de la raison pour laquelle une personne en est arrivée à blesser – et à se blesser – autant, et de s’interroger sur les mesures nécessaires pour empêcher la répétition de tels actes – aussi effroyablement fréquents – dans l’institution cléricale catholique et dans les congrégations religieuses masculines.

L’institution cléricale ne se confesse pas dans les confessionnaux, et les congrégations religieuses ne sont pas excommuniées. Et pourtant, elles sont coresponsables – et je dirais presque les premières responsables – dans chaque cas d’agression sexuelle. Pour n’avoir pas d’abord tout fait pour empêcher les actes, puis pour avoir fait tout leur possible pour les occulter.

Eh bien, rien de tout cela n’est mentionné, ni même suggéré, dans la lettre de González Faus, et cela, ce qu’il ne dit pas, ou ce qu’il cache, me semble le plus grave. Il place et traite les faits à un niveau exclusivement personnel, individuel, de conduite immorale. Il ouvre sa lettre par ces mots:  “Mon cher frère auteur de canailleries “. Des six mots, tous me sont de trop, sauf peut-être un : “frère”. Trop de paternalisme et de dérobade. Et je me demande : peut-on vraiment aimer un “auteur de canailleries” et se sentir son frère sans se sentir et se reconnaître en quelque sorte responsable de ses œuvres (actes?) ? C’est ce que j’ai appris du frère François d’Assise, et je ne le vois pas reflété dans ce texte. D’un seul coup, il braque les projecteurs et dirige le regard uniquement, et de haut en bas, sur Marko, seul en scène, pécheur excommunié, en mal de pénitence. C’est par ces mots que s’ouvre la lettre. Et il se termine par ces autres qui me remplissent de stupeur: “Dieu est plus de ton côté que du nôtre : car il cherche à t’appeler à la pénitence (…) Si tu fais ce pas, surtout en face des pauvres victimes que tu as trompées, je te devrai une plus grande étreinte que celle que je donne à beaucoup de mes proches”. Je ne comprends pas ce “Dieu” omnipotent et arbitraire qui appelle le pécheur coupable à la pénitence et ce “frère” qui lui promet un câlin s’il remplit les conditions.

Quant à l’Église cléricale et la Compagnie de Jésus, chut. Eh bien, pas tout à fait, car il dit à Marko : “Je voudrais que tu comprennes que tu as causé un tort énorme non seulement à un groupe de religieuses (ici aussi les chiffres varient) mais à la Compagnie de Jésus et à  l’Église tout entière”. Cela revient à dire que l’Église et la Compagnie ne sont pas responsables, mais seulement victimes, tout comme les religieuses agressées. Et, s’agissant de ces religieuses qui ont été agressées, humiliées, blessées au plus intime de leur dignité et de leur corps, nous trouvons dans le texte de Faus cette phrase qui a provoqué une si juste indignation chez beaucoup de religieuses et chez beaucoup de femmes et d’hommes non religieux: “Je me demande quel genre de nonne elle était et quelle formation avait cette pauvre fille qui a si facilement avalé ces règles de son prétendu directeur spirituel. Cela peut aggraver ton abus, mais cela incrimine également certaines congrégations féminines pour le manque de formation de leurs membres”. Lisez attentivement la phrase dans son contexte : c’est incroyable.

Et je ne dis pas cela parce que Faus n’a pas raison dans la question qu’il pose. Mais il faut s’interroger sur tout, et poser les questions dans le bon ordre. La première question, bien sûr, ne devrait pas concerner la congrégation de la religieuse agressée, mais celle de l’agresseur, en l’occurrence la Compagnie de Jésus : que se passe-t-il dans la formation jésuite, aussi qualifiée, personnalisée et raffinée soit-elle, pour que des cas comme celui de Marko Rupnik, dont personne ne peut penser qu’il est le seul, mais le seul connu à ce jour, se produisent ? Qu’est-il arrivé au discernement, et comment l’occultation a-t-elle pu se faire jusqu’à présent ? La deuxième question, énorme, s’adresse à l’ensemble de l’institution cléricale de l’Église catholique: comment se fait-il que, en plein XXIe siècle, elle prétende encore maintenir sa constitution cléricale, hiérarchique, autoritaire et machiste comme révélée par “Dieu” ? Comment se fait-il que, dans tous ses enseignements, elle continue à proposer la “Vie religieuse” et les vœux (pauvreté, chasteté et obéissance) comme la vocation la plus sublime et la meilleure façon de vivre l’amour le plus parfait, le dévouement le plus généreux, la suite la plus radicale de Jésus ? Comment se fait-il que ceux qui prononcent et lèvent les excommunications ne soient toujours pas capables de reconnaître l’évidence, à savoir que les agressions sexuelles contre la femme sont étroitement liées à la subordination de la femme, et celle-ci au modèle du clerc masculin et célibataire ? Et comment se fait-il qu’après dix ans de pontificat d’un pape jésuite “réformateur”, on n’ait toujours pas touché à un iota ou à un tilde du cléricalisme ecclésiastique, terreau fertile de tant d’obsessions, de narcissismes et de compulsions ? Et la troisième question, plus globale, concerne les théologiens : comment se fait-il que la grande majorité d’entre eux continuent à s’accrocher toujours dans le fond, et de plus en plus, à des catégories et à des images théologiques propres à une culture, à une vision du monde et à une anthropologie appartenant à une culture qui a disparu ?

Ce n’est qu’alors, en quatrième lieu, que la question de González Faus aurait du sens, et c’est le cas. Les agressions sexuelles dans l’Église ne disparaîtront pas tant que les conditions qui les rendent possibles et les occultent ne disparaîtront pas. Aujourd’hui c’est un jésuite, demain ce sera un franciscain, et ce sera toujours la même condition humaine, la même culture machiste, la même pathologie ecclésiastique cléricale, le même mensonge religieux institutionnel, qui permettra à un jésuite – ou à un franciscain, peu importe – de croire qu’il a le droit et le pouvoir d’avoir, par volonté divine, des relations sexuelles avec sa dirigée spirituelle contre son gré, afin qu’elle puisse faire l’expérience de l’amour de “Dieu” ou de la Sainte Trinité.  “Les abus [agressions] commis ont un caractère systémique”, affirme solennellement dans le Rapport Sauvé la commission qui a enquêté sur les affaires de pédophilie du clergé français. Les agressions ne concernent pas seulement les individus mais aussi le système clérical.

Nous ne pourrons nous libérer de tous les mensonges que lorsque nous serons capables de poser toutes les questions et de reconnaître simplement la réalité et de mettre des mots dessus. Et nous ne commencerons pas à nous libérer tant que toutes les affaires ne seront pas jugées par des tribunaux civils, bien mieux contrôlés et plus fiables que les confessionnaux et les tribunaux ecclésiastiques avec leur secret et leur enchevêtrement canonique soumis au diktat et au service de l’institution. “Seule la vérité vous rendra libres”, a dit Jésus. Et lorsque nous serons libérés de nos chaînes et de nos tromperies personnelles et institutionnelles, nous serons frères et soeurs, et personne n’aura besoin d’imposer ou de lever des excommunications.

Aizarna, 4 janvier 2023

Traduit par Peio Ospital