RELIGION ET APOSTASIE
Il y a deux mois avec un couple ami nous sommes allés voir «Silence», de Scorsesse. Entre temps, il a disparu des affiches et des médias qui dévorent tout. Nous dévorons tout sans l’avoir savouré et sans prendre le temps pour digérer et nous nourrir. Quant au film en tant que tel, je manque de critères compétents pour affirmer s’il est bon ou mauvais, et ce n’est pas non plus ce qui m’intéresse pour le moment. Cela fut l’occasion d’une longue et savoureuse «table longue», avec des opinions discordantes et une concordance conviviale. Les jésuites Ferreira et Rodriguez renièrent-ils ou firent-ils seulement semblant ? Pour le reste, le film est-il fidèle à l’histoire? Et les grandes questions de fond ? Ce qui est foi? Ce qui est apostasie ?…
Mais avant tout: qu’est-ce qui pouvait motiver de jeunes jésuites-ou franciscains et dominicains- européens à s’embarquer vers les lointaines îles japonaises, avec une langue, des traditions et une religion tellement différentes des leurs, pendant que leur propre Europe se saignait dans des guerres chrétiennes pour des questions de dogmes et de pouvoirs ? La meilleure volonté sans doute, mais non la meilleure intelligence de la foi. Ils partaient au nom de Jésus, mais sous la protection de monarques et de riches marchands. L’évangile libérateur de Jésus les inspirait, mais ils étaient soumis à la lettre, convaincus que la foi consiste à professer le Credo, que l’évangile s’identifie avec la religion chrétienne et que la religion catholique est l’unique véritable. Ils croyaient avec raison que le message de l’évangile était universel, mais ils ignoraient que le langage et toutes les formes dans lesquelles ils l’exprimaient étaient -et continuent à être- radicalement particulières. Ils s’embarquaient pour enseigner ce qu’ils connaissaient, mais non pour apprendre ce qu’ils ne connaissaient pas. Ils voulaient sauver ces gens, mais ils pensaient que le salut était pour le ciel après la mort, et que seulement pourraient être sauvés ceux qui embrasseraient leurs croyances et recevraient leur baptême. Ils s’exposaient héroïquement à la torture et à la mort, mais la certitude d’obtenir la couronne suprême au plus haut du ciel les confortait.
Ils étaient messagers de Jésus. Sauf que Jésus ne prétendit jamais fonder une religion, il ne lui vint jamais à l’esprit d’envoyer quelqu’un «convertir des païens». Il se sentit prophète de Dieu, d’un nouveau monde imminent, et, avec un groupe de disciples, il alla l’annoncer et le vivre au long des chemins et des campagnes. «Convertissez-vous à la vie», venait-il dire.
Mais très tôt l’évangile de la vie se transforma en une religion cléricale, l’Eglise s’allia à l’empire et les chrétiens comprirent que Jésus les envoyait christianiser et, sans le savoir, helléniser, romaniser et européaniser le monde entier. Les prophètes d’un monde nouveau devinrent missionnaires de l’unique religion qui garantissait le pardon des péchés ici-bas et le bonheur seulement dans l’au-delà.
Dans la nouvelle religion des missionnaires chrétiens, beaucoup trouvèrent consolation et liberté, l’espérance de leur vie, et ils renoncèrent bien volontiers à leurs anciennes croyances et pratiques religieuses, allant jusqu’à mourir torturés. Beaucoup d’autres, innombrables, furent soumis contre leur volonté à une terrible alternative : apostasier ou mourir. Mais l’Eglise n’a jamais proclamé martyrs les chrétiens dissidents ni ceux qu’elle fit mourir pour refus de renoncer à leur religion ou à leur athéisme.
Parfois le sens s’inversa, comme au Japon tout au long du 17ième siècle, quand le pouvoir politique imposa le Bouddhisme comme religion d’Etat, de la même façon que les rois européens imposaient leur confession catholique, protestante ou anglicane dans leurs royaumes et leurs terres conquises. Nombre de chrétiens japonais préférèrent alors la mort la plus terrible à l’apostasie, tandis que les moines bouddhistes chantaient des mantras au Bouddha compatissant Amida, et eux -les chrétiens- se demandaient pourquoi Dieu se taisait, sans oser penser qu’un tel Dieu ne pouvait exister. D’autres- comme le Kichijiro du film- renièrent le christianisme pour être saufs, mais en se condamnant à vivre le reste de leur vie rongés par la culpabilité. Rodriguez, le jésuite du film renie lui aussi, mais seulement pour sauver les autres, et il vit le reste de sa vie dans le remords d’avoir piétiné un « fumie », une simple image du Christ utilisée pour démasquer les catholiques.
Bien avant lui le père Ferreira avait renié, et non seulement pour en sauver d’autres mais aussi pour se sauver lui-même. Et il n’eut pas de remords pour l’avoir fait. Il vécut en paix. Il vécut.
Lors de notre conversationily eut des controverses à ce sujet : Le sage père Ferreira renia-t-il par conviction ou fit-il seulement semblant de le faire ? Pour moi, le père Ferreira est le modèle du chrétien mûr, libéré de la religion. C’est le seul qui en fait ne renie pas. Car toute religion, le christianisme inclus, n’est dans le meilleur des cas pas autre chose qu’une représentation de la vie, comme le fumie n’était rien d’autre qu’une représentation de Jésus. Ton épouse, ne désirerait-t-elle pas que tu piétines son image pour sauver ta vie et celle de tes enfants ? Préférer la religion à sa propre vie et à celle d’autrui : cela est apostasier.
(19 mars 2017)
Traduction de l’espagnol par Rose-Marie Barandiaran