SAINT ROMERO D’AMÉRIQUE

Le dimanche 24 mars nous célébrons pour la première fois, de façon canonique et officielle, la festivité de « Saint Romero d’Amérique, Pasteur et Martyr » (Pedro Casaldáliga), canonisé le 14 octobre dernier. Mais à quoi servent ici les canons et canonisations, celles-là si coûteuses et arbitraires comme la reconnaissance des deux « miracles » requis comme conditions ! Sa vie fut le miracle, sa mort est devenue pâque, et le peuple salvadorien l’a canonisé comme canon ou modèle pour son chemin de croix et d’espérance.

Oscar Romero, évêque prophète et martyr, s’est impliqué avec son peuple. Quand je dis peuple, je dis la multitude, la majorité condamnée à la misère par le pouvoir et le profit d’un petit nombre. Les joies et les peines, les tristesses et les angoisses de son peuple furent ses joies et ses peines, ses tristesses et ses angoisses. La croix de son peuple fut sa croix. La Pâque de son peuple, la sienne. C’est un modèle affable et solide, de la mystique du peuple, de la spiritualité des Béatitudes. Mais il ne le fut pas toujours. Il dut se convertir à l’Esprit de Jésus, l’Esprit de Medellin et des communautés ecclésiales de base.

Il était le fils du peuple humble, soumis aux menaces armées et/ou à l’oligarchie des propriétaires terriens – 14 familles propriétaires de presque toutes les terres et richesses – toujours épaulées par le capital et les armes des États-Unis du Nord. Fils d’un peuple affamé de pain et de liberté, qui se débattait entre le désespoir résigné et la violence armée, également désespérée, contre la violence première, la violence institutionnalisée du pouvoir et de l’argent, la plus assassine. Il était aussi, il faut le dire, fils soumis d’une institution ecclésiale aliénée, aliénante, consacrée à ses prières et ses commandements, aliénée aux grands, oublieuse des Béatitudes révolutionnaires du prophète galiléen.

Il fut un prêtre, un curé, un bon évêque : austère, charitable, pieux. Il aidait les pauvres et les accompagnait autant qu’il le pouvait. Mais il ignorait encore les causes de la faim et du conflit armé qui dévastait le pays. « Il soulageait les pauvres de leurs problèmes et les riches de leur conscience. » (José Manuel Mira) Dieu avait fait les pauvres pauvres pour qu’ils gagnent leur ciel de leur pauvreté, et les riches riches pour qu’ils gagnent le même ciel de leurs aumônes. Chacun à sa place. La paix c’était cela.

C’est ce qu’on lui avait enseigné, et c’est ce qu’il enseigna et pratiqua pendant des années, en dépit de « l’option préférentielle des plus pauvres » proclamée par les évêques de Medellin en 1968, en dépit des nombreuses communautés ecclésiales de base et des nombreux prêtres, des jésuites Rutilio Grande, Ignacio Elliacuria, Jon Sobrino et de tant d’autres religieux en qui avait pris le feu de Jésus, l’Esprit et la théologie de la libération.

Les faits et la vie, cependant, commencèrent à lui enseigner autre chose, et lui se laissa enseigner. Il commença à se convertir à la vérité de la réalité, aux douleurs et aux rêves du peuple. Le 12 mars 1977 les escadrons de la mort tuèrent son ami jésuite Rutilio Grande avec deux laïques : Manuel, 72 ans, et Nelson Rutilio, 16 ans. Dès qu’il l’apprit, Monseigneur Romero, déjà évêque de San Salvador, se rendit à l’église où reposaient les trois corps criblés de balles. Il demeura un long moment contemplant, tel est le mot, Dieu ou la Réalité dans le peuple crucifié en ce cadavre de Rutilio. Il ouvrit les yeux, il les ouvrit complètement, et il vit tout d’une autre façon, comme Ignace de Loyola près du Cardener à Manrèse : Toutes les choses lui apparurent neuves. Comme Jésus près du lac Génézareth de Galilée : En débarquant, il vit une grande foule, il fût prit de pitié pour eux, car ils étaient comme des brebis sans berger, et il se mit à leur enseigner beaucoup de choses. (Marc 6, 34) choses de la vie ou de la mort. Donnez- leur vous-mêmes à manger, dit Jésus à ses disciples, qui seraient restés avec plaisir dans la barque de Jésus. Mais Jésus ne resta pas.

Sur le corps de Rutilio, Monseigneur Romero voyait l’injustice flagrante, du fond de ses blessures lui parvenait le cri des pauvres. Il touchait terre sur l’autre rive. Enfin brisant son long silence, il ne dit que : si ils l’ont tué parce qu’il faisait ce qu’il faisait, c’est à mon tour d’emprunter ce même chemin. Tout se révélait.

Il débarqua. Il choisit. Il vit, jugea et agit. Il dénonça, sans cesse, les abus du pouvoir. Il condamna la violence des pauvres, la guérilla des désespérés, mais surtout la guerre des puissants et la principale cause de toute la violence : l’injustice, l’inégalité, la faim. L’option armée face aux armes du pouvoir avait beau être compréhensible, était-ce le choix le plus humain ? Notre espèce est depuis trois cent mille années, depuis son origine, déterminée à obtenir la justice et la paix par le pouvoir violent dans ses innombrables formes : individus contre individus, tribus contre tribus, peuples contre peuples, empires contre empires. Entreprises contre entreprises, églises contre églises, religions contre religions, l’homme contre la femme, tous contre tous. La loi du plus fort. Mais la force violente est–elle par hasard la plus puissante ? La violence du cœur et des armes peutelle être chemin d’espérance ?

Saint Romero annonça une espérance rebelle et non violente. Jésus l’a dit : Bienheureux les pauvres car vous cesserez de l’être. Bienheureux les pacifiques parce que vous possèderez la terre. Un espoir pacifique et actif, fondé sur la confiance en Dieu ou en la Bonté Créatrice, sur le peuple, sur l’être humain, sur soi-même. Une confiance capable de déplacer les montagnes. Une espérance courageuse et audacieuse. L’espérance de Jésus, l’espérance des prophètes, l’espérance la plus profonde du peuple salvadorien.

Le prophète Romero dût payer, en revanche, le prix de l’espérance prophétique, comme Gandhi, et Luther King, comme Rutilio, Manuel et Nelson, comme ensuite Ignacio Elliacuría avec cinq autres jésuites, et Elba et Celina avec eux. Tout comme Jésus, lui aussi le pressentait, mais il n’en avait pas peur, il était prêt à tout. Le 24 mars 1980 il fut assassiné par un franc tireur aux ordres d’un haut militaire, alors qu’il célébrait l’eucharistie dans un hôpital. Il avait déclaré deux semaines avant : S’ils me tuent, je ressusciterais dans le peuple salvadorien. Je vous le dis sans aucune vantardise, avec la plus grande humilité. Et il pardonna d’avance à son assassin. Avec son dernier souffle il ressuscita pleinement.

Nous, pas encore. Notre pauvre monde et notre pauvre Église, et toutes les religions vivent une grande crise spirituelle : crise de respiration, de communion planétaire de tous les peuples, de fraternité- sororité de tous les vivants. Nous avons besoin de témoins comme Oscar Romero. Des témoins croyants ou laïcs du Souffle Vital, de l’Esprit subversif et consolateur. San Romero d’Amérique, marche avec nous.

(17 mars 2019)

Traduit de l’espagnol par Dominique Pontier