Sois sans crainte

Je me rappelle parfaitement où et quand mon père me dit: « Un homme ne doit pas avoir peur. Même s’il est en train de se faire écorcher ». J’étais alors un gamin de onze ans, timide, craintif même, et cela me marqua beaucoup. J’imaginais avec étonnement que mon père serait capable de rester imperturbable même si on l’écorchait. Je découvris bientôt qu’il n’en était rien et à quel point il pouvait s’alarmer. Mais, possédant à la fois cette profonde assurance si paysanne, presque tellurique, enracinée dans la Terre ou en Dieu, il était convaincu que sa nombreuse progéniture ne manquerait jamais de quoi vivre et aller de l’avant, malgré la pauvreté.

Toutes les peurs ne sont pas mauvaises. La peur est un signal d’alarme, un mécanisme de survie. En face d’un risque quelconque, notre cerveau primaire – commun à presque tous les animaux, tel le reptile – s’active au niveau de l’amygdale du lobe temporal en provoquant une réaction de défense. Sans cette alarme, il nous serait impossible de survivre. Ce qui se produit c’est que notre cerveau « supérieur » – ce n’est que parce qu’il s’agit du nôtre que nous l’appelons ainsi – nous rappelle trop les dangers du passé en les projetant sur l’avenir, inventant d’autres dangers qui engendrent de nouvelles peurs dénuées de tout fondement. Et ces peurs-là , les plus fréquentes, empêchent la paix et ne nous permettent pas de respirer, ni de vivre.

Certes, les raisons d’avoir peur ne nous manquent pas. Il est vrai qu’on est en train de nous écorcher vifs. Toutes les semaines, une nouvelle secousse : de Berlin, de Bruxelles ou de La Moncloa (siège du gouvernement espagnol) ou des grandes banques qui nous font payer leurs propres dettes. Et si tu es de ceux qui paient ponctuellement leur hypothèque, tu verras que ta banque ne tardera pas à te proposer de nouveaux crédits pour continuer à t’écorcher vif jusqu’au jour où tu te retrouveras privé de ton travail ou de ta maison. On est en train de nous voler cet « espace de sécurité » qui – comme disait Maurice Zundel – « nous permet de devenir un espace de générosité ». Dans ces conditions il est bien difficile de continuer à faire confiance et à être généreux.

Et malgré tout cela, alors qu’on est en train de nous arracher la peau au nom d’un avenir de plus en plus sombre, il est possible et il est très bon de nous dire de tout cœur et d’écouter du Cœur de la Réalité ou de Dieu cette voix qui nous dit : « Amie, ami, sois sans crainte ».

Ne crains pas de regarder en face ni d’appeler par son nom la dure réalité et celle qui nous attend encore. Ouvre les yeux et vois ce qui nous a amenés jusqu’ici. Aucun d’entre nous n’est innocent, mais nous ne sommes pas tous également coupables. Ceux qui ont le moins gagné en temps de prospérité sont ceux qui sont en train de perdre le plus en cette période de crise : ce sont ceux-là les plus innocents. Les sociétés financières, les spéculateurs, les corrompus et les bénéficiaires de grosses surpayes : ce sont ceux-là les plus coupables. De même que les politiques qui se soumettent à eux. Est-il concevable que ceux qui, tous les vendredis ou même tous les jours, prennent si impassiblement des mesures violentes qui appauvrissent les pauvres sans empêcher les riches de s’enrichir, deviennent si sensibles et vulnérables devant le spectacle d’une protestation pacifique devant leurs domiciles ? Mais il ne s’agit pas à tout prix de désigner des coupables ni d’imposer des châtiments. Il s’agit de créer un avenir différent à partir de la compassion.

Ne crains pas de croire qu’un avenir tout autre, une politique tout autre, une économie tout autre ne sont pas seulement nécessaires, ils sont aussi possibles. Si nous y croyons, ce sera possible. Si nous n’y croyons pas, ce ne le sera pas.

Ne crains pas de t’ouvrir à l’espérance et à l’utopie. L’utopie n’est pas faite pour qu’on l’atteigne un jour. Elle nous montre le chemin à suivre chaque jour. L’utopie nous indique le chemin et l’espérance nous incite à cheminer.

Ne crains pas ton impuissance, ni tes incohérences et tes défaillances. Ni tes peurs. Ne crains pas davantage l’échec. Il ne faut pas que tu donnes tout, ni que tu sauves tout le monde. Il suffit que tu ajoutes ton petit grain de blé à la table, ton petit grain de sable à la maison.

« Ne craignez pas en vous demandant ce que vous allez manger ou comment vous vêtir – dit une fois Jésus de Nazareth – Regardez les oiseaux du ciel, et combien les lys des champs sont beaux». les oiseaux du ciel ont besoin de peu pour vivre et les lys des champs ont besoin de bien peu pour être si beaux. Nous aussi pouvons être heureux et même très heureux en disposant de moins de choses.

Sois sans crainte, amie, ami, envers et contre tout.

(12 juin 2013)

Traduit de l’espagnol par Miren de Ynchausti-Garate