Une femme maltraitée

Ceci est arrivé il y a une trentaine d’années environ, sur les bords du Gange, à Bénarès. Une femme, qui pouvait avoir aussi bien trente ans que cinquante – tellement elle avait été affectée par la tuberculose – tenait son tout jeune fils dans les bras et avait à ses côtés sa fille de deux ans.

Il n’y avait aucun espoir pour elle. Elle avait été la victime d’un mari alcoolique qui avait fini par l’abandonner. Bref, une vie faite à tous points de vue de souffrance et d’échecs.

Très probablement, le petit qu’elle tenait dans les bras allait mourir, et elle savait qu’il ne lui restait pas non plus à elle-même beaucoup de temps à vivre.

Nous engageâmes la conversation. En vertu de mes principes chrétiens, ou plutôt simplement humains, je m’efforçai de la consoler et lui dis: “Comment peux-tu supporter une telle vie?” Elle n’était pas chrétienne mais hindoue.

A ma grande surprise, cette femme – son souvenir m’émeut encore – m’exprima la joie qui était la sienne d’avoir été invitée au banquet de la vie, d’avoir connu le bonheur d’une vie conjugale, pour brève qu’elle ait été – car elle avait très vite connu l’horreur – le bonheur d’avoir été mère par deux fois et de savoir que maintenant cette invitation touchait à sa fin.

Et elle se tenait là, pleine de reconna issance, de joie d’avoir été conviée à jouir d’un moment de plénitude à partir du néant. Que pouvait-elle souhaiter de plus? Un futur qui n’existait pas, ou tout du moins pas encore? Le souvenir d’un passé qui déjà n’était plus? Elle avait vécu et ce rayon de lumière d’un instant lui suffisait amplement.

(Raimon Panikkar, Entre Déu i el Cosmos, 2006)