VERS UNE SPIRITUALITÉ INTÉGRALE. Une urgence planétaire

Assemblée européenne des communautés chrétiennes de base
Pesaro (Italie), 20-22 septembre 2024

Salutations et introduction

Chers/chères amis/amies : je vous salue cordialement. Merci de nous avoir invités, Itziar et moi ! Merci d’être ici ! La vie, son souffle profond, nous réunit dans cette belle ville de Pesaro. Ici, sur les rives de l’Adriatique, qui fait partie de la Méditerranée, nous nous sentons unis à toutes les mers et à toutes les terres. Nous sommes des sœurs et des frères de la communauté de tous les êtres humains, et de la communauté de Jésus, le prophète de Nazareth qui a annoncé le Jubilé de la liberté et de la fraternité-sororité universelle. Son annonce, son appel, sa présence nous rassemblent.

Je ne sais pas si j’exagère en disant que beaucoup d’entre nous qui sommes réunis ici nous trouvons à un carrefour délicat de notre vie : la volonté ne manque pas, mais les énergies font défaut ; la flamme qui nous a animés pendant des décennies est toujours vive, mais la fatigue se fait sentir et les questions se multiplient. Nous reste-t-il encore assez de souffle ?

C’est à ce carrefour que je veux placer les réflexions suivantes sur la spiritualité intégrale. Je veux vous dire, simplement et cordialement, et me redire : « Oui, nous pouvons respirer en paix, sans nous accrocher à aucune réussite et à aucun effort. Aujourd’hui encore, ces communautés peuvent respirer et donner du souffle, en étant libres des fruits obtenus ou des échecs moissonnés dans notre mission, dans nos longues années de travail généreux ». Je n’ai donc qu’à vous remercier et à vous féliciter pour ce que vous avez été et fait, pour ce que vous êtes et que vous faites toujours.

Je présenterai mes réflexions en six points. Je commencerai par souligner la profonde crise civilisationnelle que nous vivons et l’urgence spirituelle qui est évidente. Après avoir clarifié dans un deuxième point ce que j’entends par « spiritualité intégrale » – le thème qui m’a été proposé –, je consacrerai les quatre points suivants à exposer quatre idées que je considère comme essentielles pour comprendre et vivre ladite spiritualité intégrale : premièrement, la spiritualité est à la fois le fruit et l’agent de la transformation intégrale ; deuxièmement, la transformation politique est une condition essentielle pour que la transformation spirituelle se réalise ; troisièmement, l’espérance qui constitue la spiritualité ne consiste pas à attendre la réalisation de l’utopie, mais à vivre animé par l’esprit de vie ; et quatrièmement, l’expérience mystique perçoit la plénitude utopique comme une réalité présente.

 

  1. Crise civilisationnelle et urgence spirituelle

Je ne pense pas qu’il soit exagéré de dire que notre espèce humaine Sapiens n’a jamais vécu une période de changement et de crise comme celle qu’il nous a été donné de vivre, nous, la génération née dans les années 40 et 50 du XXe siècle, la grande majorité d’entre nous. Jamais les changements et les dangers n’ont été aussi profonds, aussi rapides et aussi globaux ; ce sont des changements qui affectent pratiquement tous les individus de l’espèce : huit milliards.

Jamais les paradoxes n’ont été aussi nombreux et aussi radicaux. Jamais les êtres humains n’ont été à ce point maîtres et seigneurs de la terre, et pourtant si esclaves les uns des autres, et d’eux-mêmes. Jamais nous n’avons été à la fois si puissants et si peu sûrs de nous et si vulnérables. Jamais nous n’avons été à la fois si sages et si insensés, si créateurs et si prédateurs, si innovants et si exterminateurs. Jamais nous n’avons eu autant de remèdes contre la maladie et la faim, mais jamais nous n’avons laissé mourir autant de millions de personnes à cause de la pauvreté, de la solitude et de la détresse. Jamais nous n’avons possédé autant de connaissances scientifiques et de technologies, mais jamais nous n’avons été les acteurs et les victimes de tant de contrôle et d’oppression universels, jamais nous n’avons fabriqué autant d’instruments de destruction de la vie, jamais nous n’avons risqué de perdre la maîtrise de nos propres machines intelligentes. Jamais nous n’avons eu accès à autant d’informations instantanées et globales, mais jamais autant de canulars intéressés et dévastateurs n’ont été diffusés. Jamais nous n’avons eu à notre disposition autant de moyens d’améliorer notre espèce humaine jusqu’à des limites inimaginables, mais jamais nous n’avons été aussi près de la ruiner à jamais. Jamais la paix et la justice pour toute l’humanité n’ont été autant à notre portée, mais jamais nous n’avons été autant armés les uns contre les autres, et jamais, depuis la Seconde Guerre mondiale, autant de pays, jusqu’à 92, n’ont été impliqués dans 56 conflits armés. Jamais autant qu’aujourd’hui nous n’avons pu être des sœurs et des frères pour tous dans une communauté planétaire de peuples confédérés, mais jamais nous n’avons été engagés dans une aussi folle compétition planétaire de tous contre tous et contre nous-mêmes. Jamais nous n’avons bénéficié d’autant de ressources pour satisfaire nos besoins, mais jamais nous avons généré autant de besoins frivoles et insatiables, aux dépens d’abord des plus démunis et au détriment, en fin de compte, du bien-être universel. Jamais les opportunités n’ont été aussi nombreuses et les menaces aussi graves, du changement climatique jusqu’à l’intelligence artificielle générative.

Tel est le panorama de notre monde, de cette humanité merveilleuse et contradictoire qui est la nôtre, inachevée comme toutes les espèces vivantes. Nous sommes une espèce dotée de capacités étonnantes, mais encore incapable de vouloir les gérer avec sagesse, incapable donc de la vraie liberté, celle de vouloir le bien des autres autant que le sien et d’être heureux, heureuses, de le faire. Or, nous ne serons pas libres tant que nous n’y serons pas parvenus, et je me demande si nous avons fait des progrès et si nous allons en faire.

Tel est le défi auquel l’Homo sapiens est confronté comme jamais auparavant depuis son apparition sur Terre il y a 300 000 ans. Dans cette crise radicale, à ce carrefour historique, nous devons choisir entre la vie commune et l’effondrement commun. Pourrons-nous collectivement survivre à cette profonde asphyxie vitale commune qui nous menace ? Pourrons-nous accomplir la « révolution culturelle courageuse » que le pape François a appelée de ses vœux ?

Je ne nie pas ma profonde inquiétude, je doute que nous y parvenions. Mais je n’hésite pas à dire : « Oui, nous le pouvons ». Il faut seulement que nous le voulions vraiment et que nous y investissions nos immenses capacités et les énormes ressources économiques que nous consacrons à conquérir l’espace et à nous faire la guerre. Je n’hésite pas non plus à dire : une révolution culturelle ne sera possible que si nous entreprenons une profonde transformation spirituelle, un chemin de spiritualité personnelle et institutionnelle, individuelle et planétaire, « politique » au sens le plus large. Il en va de notre survie personnelle et universelle. Que nous puissions toutes et tous respirer profondément dans tous les sens du terme : c’est là la question. Le présent et l’avenir de cette humanité, de sa civilisation, dépendent de cette spiritualité.

Par spiritualité, je n’entends pas des croyances, des dogmes, des rites et des institutions religieuses qui, aujourd’hui, n’ont que peu de sens pour une majorité large et croissante. Je n’entends pas non plus des pratiques dites « spirituelles » en opposition à d’autres pratiques (mentales ou physiques, académiques, professionnelles ou politiques). Et je ne fais pas non plus référence à une prétendue « dimension intérieure » de la personne, en opposition à ce qu’on appelle la « dimension externe ». Ces types d’oppositions ont également perdu leur sens. La spiritualité signifie plutôt élargir la conscience et vivre l’ample respiration universelle, personnelle et institutionnelle. Rappelons la racine indo-européenne du terme « spiritualité » : –sp, racine partagée par d’autres termes comme esprit, espérance, espace… Il nous faut justement vivre, comprendre et exprimer la spiritualité dans un paradigme qui correspond à cette ampleur suggérée par le terme lui-même, dans un paradigme intégral, cohérent avec la vision du monde largement répandue dans notre culture. Nous avons besoin d’une spiritualité intégrale qui puisse offrir l’inspiration et l’encouragement dont le monde a besoin à la croisée des chemins. Que signifie donc « spiritualité intégrale » ?

 

  1. Qu’entend-on par spiritualité intégrale?

Ken Wilber est le penseur qui a fait le plus grand effort à notre époque pour offrir un modèle holistique, un « paradigme holographique », une exploration de l’expérience humaine profonde « à la frontière de toutes les connaissances », en tenant compte des « trois yeux de la connaissance », une « vision intégrale » qui englobe les domaines de la science, de la psychologie, de la philosophie, des différentes traditions sapientielles, spirituelles et/ou religieuses. Il propose ainsi un cadre théorico-pratique qui comprend l’expérience spirituelle à partir d’une approche ou d’une vision intégrale[1].

L’auteur développe un modèle complexe qu’il appelle « les quatre quadrants » et qui sous-tend l’ensemble de ses réflexions et de ses écrits sur la spiritualité. Il distingue, sans les séparer, quatre sphères ou quadrants constitutifs de la spiritualité :

1) le quadrant supérieur gauche correspond au MOI INTÉRIEUR INDIVIDUEL (mon monde subjectif : idées, émotions, affections et désaffections, désirs et rejets, croyances…) ;

2) le quadrant inférieur gauche représente le NOUS INTÉRIEUR COLLECTIF (le monde intersubjectif et culturel : appartenance sociale, identité de groupe, symboles et valeurs partagés…) ;

3) le quadrant supérieur droit représente le ÇA EXTERNE INDIVIDUEL (l’organisme individuel objectif, physique et biologique : atomes, molécules, cellules, circuits neuronaux, ADN…) ;

4) le quadrant inférieur droit décrit le ÇA EXTERNE COLLECTIF (l’environnement physique et institutionnel, inter-objectif : la terre, le cosmos, les lois, les institutions, les organisations politiques, économiques…).

Or, aucune de ces quatre sphères ou dimensions n’est séparée des autres, mais elle est liée de manière constitutive à toutes les autres. Chaque partie est liée à toutes, chaque phénomène à tous les phénomènes, chaque expérience à toutes les expériences.

Il existe un large consensus entre toutes les sciences et les connaissances actuelles sur ce paradigme ou ce cadre général de compréhension de la réalité dans son ensemble. Non seulement la physique et la biologie, mais aussi la psychologie et la sociologie, l’anthropologie et la philosophie proposent une vision du monde, un paradigme holistique, intégral, interdimensionnel et interdisciplinaire. Aucune perspective de la réalité n’est séparable des autres perspectives. Aucune connaissance n’est séparable de l’ensemble des autres connaissances. Et sont également inséparables le dire, le comprendre et le vivre.

De fait, ce même paradigme holistique et intégral, nous est imposé lorsqu’il s’agit de dire, de comprendre et de vivre la spiritualité. La spiritualité n’est pas une expérience ou une dimension vitale séparée ou détachable des multiples dimensions interreliées qui nous configurent en tant qu’organismes en général, et en tant qu’organismes vivants, sensibles et conscients en particulier. La spiritualité est le regard profond auquel tous les regards nous ouvrent dans leur interrelation. C’est l’expérience vitale profonde, intégrale qui émerge de toutes les expériences. Par conséquent, nous ne pouvons pas parler de spiritualité, ni la comprendre, ni la vivre selon l’ancien paradigme métaphysique, dualiste et compartimenté, si nous voulons que la spiritualité soit une source d’inspiration pour nous-mêmes et pour les hommes et les femmes d’aujourd’hui, du moins dans cette culture que nous appelons occidentale. Et j’ose dire que ce paradigme holistique, notamment marqué par le développement et la diffusion de connaissances scientifiques interdisciplinaires, finira par s’imposer à l’échelle planétaire au fur et à mesure que l’accès à l’université deviendra universel. Cela ne signifie pas que la science empirique, positive, fondée sur la mesure et le calcul mathématique, épuise la connaissance de la réalité dans son profond mystère. Certainement pas. Mais il semble indéniable que la spiritualité est de plus en plus incompatible avec la croyance en des entités métaphysiques (des esprits, des dieux…), des révélations divines et des dogmes infaillibles, propres à un paradigme mythique pré-moderne. La « spiritualité intégrale » présuppose – Ken Wilber insiste également sur ce point – qu’elle soit comprise d’une manière cohérente avec la cosmovision scientifique interdisciplinaire du monde[2].

Dans cette même ligne, je ne peux manquer de mentionner Raimon Panikkar, de mère catalane et de père hindou, prêtre en marge du système catholique, scientifique, philosophe, théologien, maître spirituel, promoteur du dialogue interculturel et interreligieux, mystique frontalier, transfrontalier, qui a résumé son parcours spirituel dans cette belle et mémorable confession : « J’ai quitté [l’Espagne pour l’Inde] en tant que chrétien, je me suis découvert hindou et je suis revenu bouddhiste, sans avoir cessé d’être chrétien ». Il reconnaissait que quatre grands fleuves convergeaient en lui : le chrétien, l’hindou, le bouddhiste et le séculier.

Dans l’introduction au deuxième volume de ses Œuvres Complètes, il écrit : « Quelle est la spiritualité propre à notre temps ? Essayer de définir ce que doit être la spiritualité de notre temps est déjà un paradoxe : la solution n’est pas dans la réponse, mais déjà dans la question, c’est-à-dire dans la formulation même de la question et dans le fait que nous ressentons le besoin de cette spiritualité, même si nous ne pouvons pas donner la réponse. Cependant, je voudrais donner une esquisse de réponse en disant que la spiritualité doit être intégrale : cela signifie qu’elle doit impliquer l’être humain dans sa totalité. Il faut donc se demander ce qu’est l’être humain […]. L’être humain est cette réalité exprimée par les quatre mots grecs somapsychépoliskosmos »[3]. C’est à dire, corps, psyché, société, monde ou cosmos.

J’ajouterais que l’être humain n’est pas le seul à être corps, psyché, société et nature ou cosmos. Il en va de même pour tout être vivant, du moins pour tout animal vivant. Un chien, un oiseau et même, dans une certaine mesure, un ver ou une éponge de mer sont également corps physique, relation sociale, psyché individuelle et nature. Nous sommes tous et toutes de la poussière d’étoiles anciennes et nous venons toutes et tous de la même première bactérie. Nous sommes tous frères et sœurs. Quant à la frontière entre les êtres vivants et les êtres que nous appelons inertes, est-elle aussi claire et nette qu’on le pense habituellement ? En tout cas, tout organisme vivant vit des particules, des atomes et des molécules qui le nourrissent, et son autonomie dépend de l’environnement physique et biologique qui l’entoure, et de l’énergie du soleil qui le maintient en vie et qui gravite dans la Voie Lactée, qui gravite avec toutes les galaxies dans un univers qui n’a ni début ni fin définissables et qui est en création permanente, peut-être en création éternelle.

 

  1. La spiritualité est le fruit et l’agent de la transformation intégrale

Mais, en même temps, tout organisme, aussi petit soit-il, agit précisément sur ce qui le fait exister. La forêt pousse grâce à la pluie, mais elle contribue à son tour aux conditions qui font que la pluie tombe. Une dose de sérotonine peut améliorer mon humeur ou mes relations avec les gens, mais mes circonstances physiques et sociales peuvent aussi parfois avoir le même effet sans passer par la pharmacie. Mes idées et mes émotions dépendent aussi de mon système digestif, de la société à laquelle j’appartiens, de la terre que j’habite, du système politique et économique qui me gouverne. Mais la politique, l’économie, la nature, la culture, le bien-être social et ma santé corporelle dépendent aussi de mes pensées et de mes décisions personnelles. Tout interagit avec tout, tout est lié à tout, tout dépend de tout dans une certaine mesure. La dépendance est interdépendance.

Il en va de même pour la spiritualité. Elle est liée à toutes les dimensions de la réalité. La spiritualité n’est pas une expérience particulière parmi d’autres, comme l’expérience de marcher, de manger ou de discuter avec une amie. La spiritualité est la profondeur de toutes les expériences, c’est la profonde plénitude vitale qui résulte de la relation harmonieuse entre toutes les dimensions qui nous constituent : le monde intérieur individuel avec sa conscience, ses pensées et ses émotions ; le corps physique avec ses gènes, ses organes et tous ses besoins et fonctions vitaux ; le cadre social, politique, économique et culturel qui nous façonne entièrement ; et aussi l’air et l’eau, les forêts et le soleil et toutes les innombrables galaxies. De chacune de ces dimensions et de leurs relations mutuelles émerge la spiritualité, l’esprit vital profond et créatif.

Mais il faut aller plus loin : la spiritualité n’est pas seulement le fruit de l’ensemble des conditions qui la rendent possible, mais elle est aussi, en même temps, l’agent transformateur de la transformation intégrale de la réalité. Ainsi, d’une part, la spiritualité est la sagesse vitale profonde qui émerge de la conjonction harmonieuse de toutes les dimensions – intérieure et extérieure, biologique et culturelle, mentale et culturelle – ; mais, d’autre part, cette sagesse vitale profonde agit sur les différentes conditions et elle peut les régénérer, les libérer et les stimuler. La spiritualité est la reconnaissance de la réalité source, du souffle profond et de l’aspiration ultime qui anime tout, de la créativité universelle, au-delà de l’apparence et au-delà des préjugés, des peurs et des intérêts qui nous enferment ; mais cette reconnaissance révérencieuse de la réalité dans sa profondeur devient à son tour créatrice, re-créatrice. Lorsque notre regard se laisse éclairer par la lumière et le bien qui se manifestent en toute chose, alors notre regard recrée à son tour ce qu’il voit. Lorsque nous prenons profondément conscience que nous sommes en relation avec tout et que nous ne serons pleinement qu’en pleine communion avec tout, alors notre prise de conscience engendre la communion.

Et nous pouvons continuer. La spiritualité est la fidélité au réel, à tout ce qui est réel dans toutes ses dimensions, et la fidélité personnelle et collective à la réalité transforme celle-ci dans toutes ses dimensions. La spiritualité est la confiance profonde dans la potentialité inépuisable de nous-mêmes et de tous les êtres dans leur relation mutuelle, et cette confiance universelle approfondit et multiplie les relations créatives. La foi ou la confiance que nous recevons et que nous rendons guérit les blessures et restaure la communion des êtres par laquelle nous existons. La spiritualité consiste à s’ouvrir au souffle de vie qui habite tous les êtres, et l’ouverture au souffle vital transforme et recrée la vie dans toutes ses dimensions. C’est ainsi que la bonté heureuse ou le bonheur bienveillant, la fraternité-sororité universelle, grandit ou peut grandir.

 

  1. Transformer la politique pour la transformation spirituelle du monde

Dans les deux points précédents, j’ai voulu préciser que la spiritualité est à la fois, inséparablement, le fruit émergent et l’agent transformateur de toutes les dimensions interdépendantes qui constituent le monde, la réalité, la vie. L’exercice personnel du silence intérieur et l’action politique personnelle et institutionnelle sont inséparables. Le développement de ce que nous appelons la dimension la plus personnelle et la plus intérieure ne peut être séparé de ce que nous appelons l’extériorité ou l’action politique. En même temps, la révolution politique nécessaire du monde ne se fera qu’à travers des hommes et des femmes profondément motivés et animés par l’esprit universel, avec ou sans religion. Mais permettez-moi d’insister, dans ce point quatre, sur la perspective corrélative, c’est-à-dire sur la nécessité de l’action politique pour la transformation spirituelle du monde. La spiritualité personnelle et politique ne jaillira pas sans l’action transformatrice d’une politique transformée à son tour.

C’est pourquoi nous devons nous demander : comment apprendrons-nous et vivrons-nous la sagesse vitale profonde, qui est l’essence même de la spiritualité, si tout l’enchevêtrement – partis, gouvernements, administration, économie, codes, système judiciaire… – ne se laisse pas imprégner de l’esprit de vérité, de tolérance, de bienveillance, de compassion universelle ? Comment arriverons-nous à traiter les autres comme nous, dans leur situation, voudrions ou devrions être traités, si le système éducatif ne souffle pas et ne transmet pas la sensibilité, l’attention profonde, le respect, l’amour pour toutes les personnes et tous les êtres ? Comment nous libérerons-nous de la haine et du désir de vengeance, si nous n’éradiquons pas entièrement du discours politique le vieux principe selon lequel « celui qui fait le mal paie », si nous ne parvenons pas à comprendre que nous ne faisons pas le mal par volonté libre mais par erreur et manque de liberté, si nous ne surmontons pas les vieilles notions de culpabilité et de punition qui sont encore si profondément enracinées, si nous ne passons pas de la logique de la responsabilité pénale à la logique de la responsabilisation personnelle et sociale pour tout mal infligé par nous ou par d’autres, et si nous ne passons pas de la logique du châtiment à la logique de la ré-humanisation et de la re-socialisation, si nous ne transformons pas toute la politique pénitentiaire ? Comment apprendrons-nous à vouloir le bien des autres comme le nôtre ou même à faire passer l’intérêt commun avant notre propre intérêt, si l’économie n’est pas conçue comme la forme équitable de distribution des biens et si nous ne la transformons pas entièrement par la conviction et l’expérience profonde que nous sommes nés de la même terre, et que tous ses biens appartiennent à tous ? Comment nous sentirons-nous comme fils et filles de la même Terre, comme frères et sœurs de tous les êtres humains, si nous ne réapprenons pas l’histoire depuis le début et n’effaçons pas toutes les frontières des États avec toutes leurs douanes ? Comment guérirons-nous notre esprit et notre corps si nous ne réinventons pas la politique de recherche scientifique et technologique à l’échelle mondiale, sans rien exclure – ni les biotechnologies ni les neurochirurgies –, mais avec une priorité absolue : le bien-être intégral personnel et planétaire ? En résumé : comment respirerons-nous sans une nouvelle politique globale qui nous offre un véritable souffle vital aussi bien individuel que collectif et planétaire ?

Une politique radicalement transformée serait donc un facteur décisif dans la transformation spirituelle des personnes, de la communauté humaine, de la communauté des vivants. Si l’ensemble des institutions politiques, au niveau local et mondial, se laissait inspirer et animer par l’esprit de paix et de justice universelle, alors le monde deviendrait une maison commune, une communauté fraternelle-sororale. Notre psychisme personnel et social serait alors beaucoup plus équilibré, et notre corps physique et social beaucoup plus sain et harmonieux, spirituel. Alors, l’esprit créateur de la vie animerait les hommes et les peuples. Alors, la spiritualité intégrale s’épanouirait. Mais c’est quand cet « alors » ? Ce monde transformé ne sera-t-il qu’un rêve non réalisé ou une utopie future toujours absente ?

  1. Une spiritualité animée par l’espérance, mais quelle espérance ?

Le paradis sur terre n’a jamais existé dans le passé et n’existe toujours pas non plus aujourd’hui. Existera-t-il un jour dans le futur ? Je ne sais pas, c’est dur de le dire. Mais personne, en toute sincérité, ne peut se priver de le dire. Assurément, nous devrions tous souhaiter que le paradis sur cette terre se réalise un jour, mais personne ne peut savoir qu’il pourra exister, et il ne manque pas de sérieuses raisons de douter de son existence un jour. Cela signifie-t-il qu’il faut renier l’espérance ? Non, l’espérance est inhérente à la spiritualité, comme le souffle à la vie.

Mais l’espérance ne consiste pas tant à espérer que quelque chose se produise. L’espérance consiste avant tout à se laisser porter par l’élan vital de l’esprit, l’esprit universel qui anime le cœur de l’univers et de chaque être. L’espérance ne nous préserve pas de la fatigue, du découragement et du doute. L’espérance nous préserve de nous abandonner au découragement et a l’inaction, de même qu’elle nous sauve de l’activisme volontariste. L’espérance suscite l’engagement inspiré, l’action encouragée, que nos attentes soient satisfaites ou non. L’espérance nous libère de l’attachement à la réussite de nos projets, à l’accomplissement de nos objectifs. L’espérance est la confiance profonde dans la potentialité infinie d’une réalité infinie. Cette espérance anime la spiritualité, régénère intégralement la vie à sa source la plus profonde.

La spiritualité intégrale faite d’espérance de l’espérance aspire à l’utopie, à la réalisation sur terre de la pleine fraternité-sororité de tous les êtres vivants. Et ce sera une espérance inquiète, tant que toutes les créatures « ne seront pas libérées de l’esclavage » (Rm 8,21), tant que la création continuera à « gémir dans les douleurs de l’enfantement » (Rm 8,22), tant que « toutes les larmes ne seront pas essuyées », tant qu’il y aura « la mort, le deuil, les pleurs et la douleur » (Ap 21,3). Cependant, bien que « les temps de la consolation universelle », « du rétablissement de toutes choses » ne soient pas accomplis (Actes 3,20-21), bien que l’utopie future ne se réalise pas dans le présent, l’esprit de la Genèse continue « à planer sur les eaux » (Gn 1,2), comme avant le premier jour de la création.

L’esprit de l’espérance suscite l’engagement inspiré, l’action créatrice, et fait de chaque jour le premier jour de la création. Toute personne et toute communauté animée par l’esprit, indépendamment des croyances et des religions, peut dire en toute vérité : « Voici, je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21,5). L’espérance ou l’élan de l’esprit anticipe l’avenir. Et l’utopie de la plénitude se fait présente à chaque instant, malgré l’oppression et la souffrance qui continuent dans le temps. C’est la dimension mystique de la spiritualité. J’y ferai référence maintenant et je terminerai là-dessus.

 

  1. Une spiritualité mystique de la plénitude présente

Nous n’avons pas de paradis sur Terre, ni la certitude d’y parvenir. Malgré tout, l’impulsion du souffle créateur est en tout : dans chaque particule, dans chaque onde, dans chaque quantum d’énergie, au cœur de chaque atome et de chaque organisme, au cœur des planètes et des étoiles, des galaxies et des trous noirs, au cœur de la matière et de l’énergie noires. Tout est et se fait présent dans tout. Et celui/celle qui voit, ressent et vit la profondeur de la réalité, voit, ressent et vit la plénitude présente en toute chose. Et aujourd’hui et ici, même au milieu de l’inachèvement, de puissance et du découragement, chacun peut respirer la paix créatrice, l’esprit éternel et universel, le souffle de la vie ou de Dieu.

Je n’avais pas encore prononcé le mot Dieu tout au long de cette réflexion, et il n’était pas non plus nécessaire que je le prononce maintenant, à la fin. Le nom n’a pas d’importance. Après tout, avec ce nom ou sans aucun nom, Dieu est une façon de dire l’indicible Mystère du monde, la réalité source de toute réalité, la communion créatrice de tous les êtres, le cœur battant de l’univers ou du multivers. C’est une manière de dire le tout, la plénitude à laquelle aspire, silencieusement et vigoureusement, tout ce qui est. C’est aussi une manière de dire le Néant ou le vide sans forme qui habite toute forme. Et une manière de dire la possibilité inépuisable qui anime tout, la créativité éternelle dont tous les êtres sont créatures et en même temps créateurs. Dieu est l’avenir, pouvons-nous dire, cet avenir plein que nous désirons et que nous pouvons créer sur cette Terre, dans cet univers. Dieu est le monde futur de ce monde, il est la Terre transformée à laquelle nous aspirons. C’est la paix dans la justice et la justice dans la paix, l’amour ou la tendresse ou la conscience infinie dont tous les êtres que nous sommes sont capables, chacun à sa manière et à sa mesure.

Mais il ne me suffit pas de dire que le mot Dieu est une façon d’exprimer la plénitude future. J’ose affirmer que Dieu est aussi une manière de dire la réalité éternelle et présente au fond de tout ce qui est, au-delà de toutes nos distinctions spatiales entre ici, , là-bas, au-delà de nos paramètres temporels de division entre passé, présent, futur. Regardons silencieusement le monde dans sa diaphanie. L’Esprit, ou l’Atman ou le Brahman ou le Shunyata ou le Dao ou l’Einsof ou l’Infini ou Dieu est le fond sans forme de tous les êtres, au-delà des représentations et des noms que nous lui donnons. C’est le souffle de ce que nous appelons la matière sous toutes ses formes, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Dans la pluie qui tombe doucement, dans la graine qui devient plante et épi plein de grains, dans le visage qui pleure et rit, Dieu est le réel profond qui respire dans tout ce qui est. Et, même en sachant que je vais trop loin en le disant, j’ose dire qu’à chaque fois que nous respirons, au fond nous inspirons et expirons l’esprit ou le souffle éternel ou Dieu. Nous le respirons toujours malgré tout, sans en être conscients, et peut-être le respirerons-nous surtout lorsque nous rendrons notre dernier souffle, lorsque notre souffle se fondra dans le souffle universel.

Et en respirant, malgré toutes les limites personnelles et politiques, nous pouvons acquiescer, individuellement et collectivement, humblement et fragmentairement, à l’esprit de la persévérance et de la paix créatrice. Et nous pouvons continuer à prendre soin de la vie, de la réalité intégrale dans toutes ses dimensions : physique, psychologique, sociale, culturelle, politique et économique, écologique planétaire…, dans leur profonde interrelation mutuelle. Et nous lever chaque jour de notre pessimisme stérile et nous réveiller de notre optimisme illusoire, et nous mettre débout, et faire un pas puis un autre, et marcher animés par la flamme créatrice, et allumer de petites flammes créatrices. Accompagner une solitude, écouter un récit de douleur, accueillir un émigré comme un frère, une sœur, empêcher une expulsion, assainir une rivière, encourager un militant d’un parti, humaniser une petite entreprise ou une petite partie d’une grande entreprise.

Et, même si nous ne pourrons jamais transformer ce monde en paradis, le paradis auquel nous aspirons, si nous continuons à respirer le souffle créatif universel et éternel, si chaque jour nous marchons à nouveau dans cette espérance qui ne consiste pas à attendre la réalisation des attentes, mais à nous laisser encourager par l’esprit de la consolation et de la solidarité, l’esprit de la force heureuse et persévérante, alors la plénitude future devient présente. Au-delà de tous paramètres et de toutes mesures, l’utopie du Royaume est anticipée dans chaque souffle, dans chaque battement de cœur et dans chaque geste de compassion. Et nous pourrons dire comme Jésus : « Aujourd’hui, ici, s’accomplit la prophétie de la libération future » (Lc 4,16-21). « Allez et dites : les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds entendent, les morts ressuscitent et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres » (Luc 7,22-23). Comme Jésus et comme une multitude innombrable de femmes et d’hommes d’esprit de n’importe quelle religion ou hors de toute religion.

José Arregi

[1]El paradigma holográfico. Una exploración en las fronteras, Kairós, Barcelona 1987; Psicología integral, Kairós, Barcelona 1994; Una teoría de todo. Una visión integral de la ciencia, la política, la empresa y la espiritualidad, Kairós, Barcelona 2001; Espiritualidad integral. El nuevo papel de la religión en el mundo actual, Kairós, Barcelona 2007; La visión integral. Introducción al revolucionario enfoque sobre la vida, Dios y el Universo, Kairós, Barcelona 2008; Los tres ojos del conocimiento. La búsqueda de un nuevo paradigma, Kairós, Barcelona 2010; Meditación Integral, Kairós, Barcelona 2016

[2]Voir, par exemple, la conférence de 2016 “Enfoque integral de la espiritualidad” en : https://www.nodualidad.info/charlas/una-espiritualidad-revolucionaria1.html

[3]Obras Completas, Tomo I. Mística y espiritualidad. Volumen 2: Espiritualidad, el camino de la vida, Herder Editorial. Barcelona 2015. Le premier volume est intitulé Mística, plenitud de Vida (Herder, Barcelona 2015) et définit la mystique comme “expérience pleine” ou “expérience intégrale de la vie”.