L’ébola

Vous avez vu les photos d’Amadu et de Hawaiu ? Leurs parents, atteints par le virus Ebola, étant décédés, ils vivent avec leur grand-mère, grand-mère bénie portant le poids et la grâce de la vie, comme tant de grands-mères, comme tant de femmes bénies.

Amadu a quatre ans et il aime le football, bien qu’il soit rare en Sierra Leone qu’on puisse taper dans un véritable ballon. Hawaiu a trois ans et elle aime danser, elle agite ses petits bras dès que Mami Kamara, sa grand-mère, entonne une chanson, car on n’a pas cessé de chanter en Sierra Leone.

Amadu sourit avec un sourire de vieux sage, un sourire qui séduit et inquiète à la fois, profondément serein et critique, tandis qu’il pose son bras protecteur sur l’épaule de sa petite soeur. Hawaiu, elle, ne sourit pas, mais elle regarde, tour à tour apeurée et curieuse, douce et sévère. On peut lire dans ses yeux toute la clarté et toute la peine du monde. Le monde se nomme Afrique, pour autant que nous nous efforcions d’esquiver le regard.

Vous voulez savoir ce qui se passe dans le monde ? Regardez les yeux d’Amadu et de Hawaiu. Ou regardez avec leurs yeux et vous verrez. Ils sont orphelins par suite de l’ébola et d’autres misères pires. Oui, bien plus terribles et bien plus mortelles. Car ce qui tue le plus en Afrique ce n’est pas l’ébola, pour terrible qu’il soit, mais la malaria, le sida et la tuberculose, la pneumonie et les diarrhées. Et la faim plus que tout. Et vous savez ce qui tue le plus, avec ou sans ébola ? C’est l’inaction et le cynisme de l’Europe et des Etats-Unis, empêtrés dans leurs comptes économiques et leurs stratégies géopolitiques, manoeuvrant dans le but d’attirer à eux l’Ucraine, se récriant quand l’est du pays demande son rattachement à la Russie, en appelant au droit international à leur seule convenance, tolérant le massacre et la destruction de la Palestine par Israël et soutenant les coups d’Etat en Egypte, hésitant entre le bombardement de l’armée syrienne ou celui de leur ennemi, négociant avec l’Iran contre le Jihad islamique et son terrifiant calife médiéval (financé assurément par l’Arabie Saoudite, meilleur allié arabe des Etats-Unis), dressant barrières et murs munis de feuillets coupants et déclarant illégaux les immigrants quand ils ne sont pas intéressants pour l’économie. Quelle honte ! Et ne venez pas me dire que je fais dans la démagogie.

Observez Amadu et Hawaiu et revisitez l’histoire, et laissez que votre coeur s’émeuve et s’indigne, qu’il s’indigne et qu’il s’engage. Les misères d’Afrique n’ont pas leur origine dans le fleuve Ebola, affluent du Mongala, affluent du Congo, où on découvrit le virus en 1976. Le Congo, au centre et au coeur de l’Afrique, est le reflet du monde que nous sommes en train de détruire. Qui donc envahit le Congo et qui exploita ses immenses richesses de cuivre, de cobalt, de manganèse et de zinc, de charbon, d’or, de diamants et de coltan, le coltan de nos portables et ordinateurs dernière génération ? Qui a fait que ce pays, un des plus riches du monde par ses ressources, soit aujourd’hui le plus pauvre du monde selon un rapport de l’ONU de 2011 ? Qui provoque et tolère les guerres qui depuis 1996 jusqu’à ce jour ont fait mourir 6 millions de personnes par les armes ou de faim. C’est l’histoire de l’Ouganda, du Gabon, du Soudan, de la Guinée, du Liberia, de la Sierra Leone… C’est notre histoire. A quoi notre religion, notre humanisme et nos déclarations de droits leur ont-ils servi ? Sur quelle spoliation avons-nous bâti notre statut de bien-être ?

L’ébola nous a alarmés parce-que des citoyens occidentaux ont été infectés. Et nous nous sommes empressés de les rapatrier et de fuir, une certaine congrégation religieuse l’a fait aussi (n’étaient-ils pas allé en Afrique pour faire don de leur vie ?). Evidemment que notre vie vaut plus que celle de tous les africains réunis. Qu’avons-nous fait en Afrique et que faisons-nous ? Pourquoi  y sommes-nous allés et pourquoi en partons-nous ? Nous continuerons de tester nos vaccins sur eux et sur les rats, pour les sauver, certes, mais peut-être avant tout pour gagner de l’argent.

Amadu et Hawaiu ne savent pas encore tout cela, ils ne dénoncent pas encore notre mensonge et notre égoïsme collectif, plus mortel que l’ébola. Un jour, bientôt, ils sauront. Mais aujourd’hui, ces pupilles noires et brillantes, la clarté et la tristesse de ces yeux nous révèlent la bonté et la promesse de la Vie, en dépit de l’ébola, en dépit de tout. Mais c’est de nous que dépend qu’ils puissent – que nous puissions tous – vivre, jouer et danser.