Pierre Liberté Casaldáliga. In memoriam
Un prophète se leva à San Félix de Araguaia, dans l’Etat du Mato Grosso, dans la verte Amazonie brésilienne martyrisée : Pedro Casaldaliga. C’était un Claretain* catalan, et il était disposé à ne pas regarder en arrière, mais en avant, une fois empoigné l’araire pour labourer la terre et semer le Royaume.
Il n’est jamais revenu dans son pays depuis cette année 1968 au cours de laquelle il partit. Et non pas par un quelconque principe idéologique, mais par cette volonté tellement sienne d’être cohérent jusqu’à la fin et de se donner entièrement, sans radicalisme mais avec radicalité, et avec cette pincée d’obstination aimable que les brésiliens appellent « teimosa ». Obstination évangélique de Jésus.
Pedro, ou Pere, est toujours resté là-bas, car il voulait être parole incarnée et libératrice sur les rives de l’Araguaia, avec les tapirapès** qu’il évangélisa et par qui, surtout, il se fit évangéliser. Il s’est fait l’un d’entre eux, corps et âme, même nourriture et même vêtement (trois chemises et deux pantalons, pas un de plus, comme les indiens) et évidemment, de même pour les voyages.
Il a imité Sœur Genoveva, une femme « petite sœur de Jésus » de Charles de Foucault, qui avait décidé avant lui de vivre avec les indigènes et d’être comme eux ; elle l’initia à la prophétie, lui enseignant à découvrir la Parole faite chair, esprit et vie, religion incluse, au milieu des tapirapès et de tous les indigènes. Quand, contre son gré, il fut nommé évêque (en 1971), il continua à vivre, à se vêtir et à prophétiser comme avant. Et il resta là quand il prit sa retraite (en 2005), avec la foi et la lutte de toujours : la terre et les indigènes. Et là encore il vit aujourd’hui, pratiquement reclus à cause de « frère Parkinson », mais sans rien perdre de la lumière de l’esprit, de la flamme du cœur, de l’étincelle de la parole. Prophète debout jusqu’à la fin, ou jusqu’ au commencement final qui arrivera quand il arrivera. Comme tous les prophètes, Casaldaliga a le cœur empli de sainte compassion et de colère sacrée : la compassion jusqu’à la colère, la colère à partir de la compassion. Ainsi fut Jésus, compatissant et subversif, depuis la montagne des Béatitudes jusqu’au mont du Calvaire, depuis les pauvres villages de Galilée jusqu’au somptueux Temple de Jérusalem. Une fois, alors qu’il accompagnait des journaliers qui coupaient des arbres de la forêt amazonienne sous la menace armée des propriétaires, Casaldaliga avec son couteau et le cœur ardent écrivit sur une feuille de palmier silvestre :
« Nous sommes un peuple honorable, / Nous sommes le Peuple de Dieu / Nous voulons de la terre sur cette terre, nous aurons déjà une terre aux cieux. »
Une nouvelle terre qu’il imaginait comme
« un plat / gigantesque / de riz, / un pain immense et nôtre, / pour la faim de tous. »
Une terre sans malheurs, une terre sans faim. C’est le désir de Dieu pour la terre et le ciel ; « Tout est relatif sauf Dieu et la faim » déclara Casaldaliga dans un de ses aphorismes géniaux qui devrait figurer en préface de tous nos livres de théologie, encycliques et rituels. Nos paroles, dogmes et cultes ne rendent pas gloire à Dieu, comme n’ont pas cessé de le crier les prophètes devant les rois et les prêtres. Dieu ne devient pas important quand les temples se remplissent d’encens et de fidèles, béni soit l’encens et bénis soit les fidèles ! Dieu grandit seulement quand toutes les tables se couvrent de pain, bénis soient tous les pains et bénies soient toutes les tables ! Terre libre et pain savoureux furent le désir de Jésus.
Pere Casaldaliga s’est rebellé et a crié contre tous les pouvoirs économiques et politiques responsables directs de la misère du monde, et contre toutes les structures religieuses qui pactisent avec eux par action ou par omission. Casaldaliga est un évêque d’une espèce rare et un prophète subversif, pour la gloire de Dieu sur la terre et la sauvegarde de la planète. (Et pour l’honneur et la crédibilité dont l’Eglise a tant besoin).
« Ils me disent subversif/ et moi je leur dirai : je le suis, / Pour mon peuple en lutte, je vis / Avec mon peuple en marche, je vais ».
Y compris le rythme des paroles est prophétique et subversif, un rythme de marche forcée et joyeuse au son de l’Evangile, au son des Béatitudes pour les pauvres, au son des malédictions contre la richesse (« en faveur des riches, mais contre leur richesse, leurs privilèges, leur possibilité d’exploiter, de dominer et d’exclure » ; « en faveur de la propriété privée, mais contre la propriété privative »).
Et il insiste : « Je crois qu’aujourd’hui on ne peut vivre qu’en se révoltant. Et je crois qu’on ne peut être chrétien qu’en étant révolutionnaire, car maintenant il ne suffit plus de prétendre « réformer le monde ». Et il explique pourquoi : « l’Evangile est la subversion contre les intérêts, parce qu’il est destruction des idoles ». Les compromissions et/ou la couardise le révoltent : « je me révolte contre les trois commandements du néocapitalisme, qui sont : voter, se taire et regarder la télévision ».
Voici le prophète aux yeux débordants de lumière, aux oreilles attentives, au cœur passionné, aux lèvres inspirées, amoureux de Jésus et irrité par l’injustice jusqu’à l’emportement. Voici le prophète libre, fils de la liberté de l’Esprit ou de la Ruah. Un jour il écrivit : « Si tu me baptises à nouveau, donne-moi pour nom Pierre Liberté ».
(Extrait d’un texte publié en Novembre 2010). Traduit de l’espagnol par Rose-Marie Barandiaran
*Claretain : ordre fondé en 1849 par A. Maria Claret
** Peuple amazonien