L’ Être de la limite, le Dieu de la limite

Que ces quelques lignes tiennent lieu d’humble hommage à un grand homme et à un grand penseur qui a franchi, il y a peu, le seuil de cette vie vers la Vie : Eugenio Trías.

Il a été le penseur de la limite. L’être humain perçoit et conçoit comme limite la réalité en général et sa propre personne en particulier. Lorsqu’il parle de « limite », il ne se rapporte pas en premier lieu à la limitation –si évidente- qui caractérise tous les êtres et dont nous-mêmes – en qui l’esprit commence à peine à se réveiller à ce jour – avons douloureusement conscience. Bien sûr, nous sommes limités, conditionnés et contingents. Voilà notre perception immédiate et sans doute seulement apparente des choses.

Lorsqu’il parle de « limite », Trías se rapporte à un autre aspect : à cette frontière subtile et insondable qui est ce qu’elle est. Tout être est une frontière entre ce qu’il est et ce qu’il peut être, entre ce qui est réel et ce qui est possible, entre le passé et l’avenir, entre le visible et l’invisible. Un lieu de rencontre de ce côté-ci avec ce côté-là. Frontière entre ce qui est connu et ce qui est inconnu. Terme où la ligne d’arrivée devient point de départ. Confin où le point atteint devient horizon sans fin. C’est là où nous vivons, où nous évoluons, et où nous existons, si l’on peut dire.

Les choses ne sont pas seulement ce qu’elles sont. Elles sont aussi possibilité et avenir, jusqu’à l’infini et l’éternité. Nous sommes frontière : tout est justement cette frontière. Nous sommes des êtres liminaux, des êtres du seuil. Tous les êtres se trouvent au seuil de l’infini et de l’éternité. Tout se réduit justement à ce seuil du Mystère.

C’est ainsi que nous découvrons l’ensemble de la réalité, et la perplexité et la confusion nous saisissent au milieu d’innombrables douleurs et misères. C’est en cela que consiste la philosophie : s’interroger sur la réalité après l’avoir regardée et conçue à partir de la souffrance et de la perplexité. L’interrogation suscite insécurité et confusion. La philosophie voudrait soulager la douleur et transformer la perplexité en confiance , la confusion en humilité, la douleur en compassion solidaire.

Est-ce que par hasard l’objectif fondamental de la religion ne serait-il pas ou ne devrait-il pas être, lui aussi, le même ? Ou bien l’humilité, la confiance et la compassion solidaire seraient-elles par hasard des termes plutôt « religieux » que philosophiques ? Mais que signifie religion ? Religion ne signifie pas en premier lieu un système de croyances, de rites et de normes. Religion c’est regarder attentivement et avec compassion chaque être et chaque larme, le regarder comme le seuil de la Consolation et se laisser emporter à travers le seuil…où ? Là où l’on ne sait pas, là où personne ne sait, au-delà de tout lieu et de toute forme, là où toutes les catégories (« au-delà », « en-deçà », « en haut », »en bas », « avant », « après »)perdent leur sens. Là seulement se trouve la vraie religion, une religion qui libère et qui réconforte. Mais cette « religion »-là a peu, sinon rien à voir avec un quelconque système religieux institutionnalisé.

La philosophie, amour de la sagesse, consiste, elle aussi, à rechercher les traces de l’espérance au milieu de la nuit, ou à se laisser conduire, au milieu de l’incertitude, en toute simplicité et profondément confiants, comme si l’on tenait la main d’un ami, une main sûre qui nous mène à la terre de la miséricorde et du bonheur.

Il ne serait donc pas pertinent d’appeler philosophie la confusion et religion la confiance. La vraie philosophie s’ouvre à la pitié et la vraie religion s’ouvre à l’interrogation et toutes les deux s’entrelacent. La philosophie se convertit à la pitié en reconnaissant la Réalité qui la précède, dans une confiance obscure dans le Fond de cette Réalité toujours plus grande et possible. La religion, à son tour, devient espace de tolérance et de liberté dans la reconnaissance de son non-savoir. Une religion qui croit tout savoir devient dogmatique et intolérante, de même qu’une philosophie qui croit tout savoir – chose difficile et peu courante – devient positiviste et arrogante.

A une époque comme la nôtre, marquée par le Modernisme, où la philosophie et la religion semblent parcourir des chemins parallèles, Eugenio Trias a voulu réfléchir à leur origine commune et à leur destin partagé. « S’il y a un sujet marquant en cette fin de millénaire, c’est sans aucun doute celui de la religion », écrivait-il. La religion était pour lui « une question inéluctable et de premier ordre dans le domaine de la philosophie ». Il consacra ses plus grands efforts à y réfléchir , au-delà de la ligne de partage réelle entre la philosophie et la religion. Il suivit la trace des grandes traditions de l’humanité, inséparablement religieuses et philosophiques : indiennes, iraniennes, hébraïques et grecques. Il y trouva sept figures symboliques de la Réalité ou du Sacré, la Réalité qui se manifeste en se cachant derrière la « limite de l’Etre » où chaque être particulier confine à la Plénitude sans fin. Etymologiquement, « Sacré » signifie justement « le réel ». Ne devrait-on pas réserver le qualificatif de vraiment réel à ce qui renferme réconfort et libération ? Tout le reste ne serait-il pas trompeur et irréel ? Voilà ce en quoi veut faire confiance la religion et ce que veut penser la philosophie.

Ainsi, en suivant la trace des traditions universelles de l’humanité, Trias trouve sept noms ou symboles ou figures de la Réalité ou du Tout ou de l’Etre, sept noms pour l’Etre ou pour Dieu, à la fois révélé et inconnu. L’Etre ou Dieu est Mère (ou Matière ou Matrice) ; il est Créateur (ou Père, Seigneur) ; il est Dieu révélé et proche(toi devant le moi, moi devant le toi) ; il est Logos ou parole qui dit et qui est dite (dans tous les textes sacrés) ; il est le Sens et la Signification (et le fondement de tout sens et de toute signification); il est le Mystère et le Silence au-delà de toute image, de tout rite, de toute parole, de tout texte et de toute norme ; il est le bon Ange (l’ami compagnon de voyage). La réalité sacrée – appelle-la Dieu si tu le veux avec tous les noms ou sans aucun nom – c’est une mère qui engendre, un père qui libère, un toi intime dans l’intimité du moi, une parole qui appelle chaque être par son nom, un mystère de silence au-delà de la parole, une compagnie amie. Elle est l’être même de tout ce qu’elle est, elle est ce que nous sommes.

C’est à cette réalité qui est en tout, qui est tout ce qu’elle est et que nous sommes que s’adressent toutes les questions philosophiques et toutes les prières religieuses. La pensée philosophique ne crée pas la réalité : elle se limite à lui donner une forme provisoire et fragmentaire, dans la limite de l’Etre. La philosophie voudrait soulager la douleur : à quoi sert la pensée si elle ne soulage pas la douleur ? La religion, sous ses mille formes, naît de la conviction qu’il est possible de se libérer ou de se laisser libérer de la douleur; elle naît de l’admiration et de la confiance dans le Mystère comme mouvement de compassion et d’engagement en faveur de la libération de tous les êtres, et elle adopte sans cesse mille et une formes (croyances, rites, normes) que l’on suppose utiles pour faire confiance et guérir. Mais ces formes ne seront révélatrices du Mystère et libératrices de ceux qui souffrent que dans la mesure où elles garderont une conscience vive de leur liminarité, de leur caractère provisoire, de leur relativité.

Que la religion et la philosophie se convertissent à la conscience du Mystère et au Mystère lui-même, à l’inconnu à travers ce qui est connu, à l’indicible à travers toutes les paroles. Que la philosophie aide la religion à démonter ses dogmes et ses savoirs, à être humble et humaine, à rester à la limite et au seuil du Mystère en toute confiance, sans l’envahir. Sans envahir le Mystère ni s’en approprier, que la religion soit l’humble témoin de la confiance inaltérable en Dieu, la Réalité, le Mystère, la Vie ou la Compassion.

(27 février 2013)

Traduit de l’espagnol par Miren de Ynchausti-Garate