LES EVEQUES, LA PRIERE ET LA DOCTRINE

La Conférence Épiscopale Espagnole vient de publier des « Orientations doctrinales sur la prière chrétienne », selon ce qu’indique le sous-titre. Il commence mal car la doctrine inspire rarement la prière, et la prière ne s’en tient jamais à la doctrine. Mais dans le Document la préoccupation doctrinale prédomine. Il demande aux fidèles et aux prêtres qu’ils « ne se laissent pas entraîner par des doctrines compliquées ou étrangères. »

Fidèle aux critères du pape Benoit XVI  et de son document emblématique Dominus Jesus quand, en tant que Cardinal Ratzinger, il présidait La Sainte Congrégation pour la Doctrine de la Foi, la Conférence Épiscopale Espagnole montre quelle est la véritable prière chrétienne et insiste sur le fait que celle-ci est la seule vraie prière.           

Et elle part de ce que « l’union avec Dieu se réalise objectivement dans l’organisme sacramentel de l’Église ». Uniquement dans l’Église catholique. Que dirait Jésus, le priant contemplatif, qui ne connut ni ne prévit ni organisme sacramentel, ni quelque appareil ecclésial que ce soit. Les évêques se proposent d’aider à « offrir des chemins de spiritualité avec une identité chrétienne bien définie », qu’eux seuls connaissent et possèdent en exclusivité. Voici leur clef théologique fondamentale. Une clef peu spirituelle, car l’Esprit ouvre toujours au-delà de toutes les formes, et toutes les institutions et religions ne sont rien de plus que cela : des formes culturelles de l’expérience universelle du Mystère à peine perçu entre des voiles.

Le document alerte surtout contre les graves erreurs qui guettent les chrétiens qui pratiquent le mindfulness (exercice de pleine conscience) ou la méditation zen. Par exemple : établir des parallèles « entre le chemin du zen et Jésus comme chemin », ou entre le « renoncement » de Jésus et le « détachement » bouddhiste, ou éliminer « la différence entre ce qui est  divin et ce qui est créé », ou confondre la « sensation de paix » avec les « consolations de l’Esprit Saint ». Chez ceux qui pratiquent le zen on ne voit que dangers et confusions, mais on ne met pas en garde contre le danger, ni quelque confusion que ce soit chez ceux qui croient  maintenir l’ « identité chrétienne bien définie ». On mesure, on définit, on dissèque l’expérience spirituelle, sans se rendre compte de l’ambiguïté complexe de l’esprit humain aussi impénétrable dans sa profondeur que l’Esprit divin qui souffle où il veut. C’est une double faute de lucidité et de respect : de lucidité pour observer en soi les ombres d’autrui, et de respect pour reconnaître dans l’autre la lumière qui nous illumine.

Contre tout « relativisme » et pluralisme religieux, le texte insiste sur le fait que l’homme  historique Jésus est le « sauveur unique et universel », la seule révélation pleine de  Dieu dans le cosmos, « le seul chemin qui nous conduit » à Dieu. Ceux qui « relativisent les aspects concrets déterminés historiquement et culturellement de la personne de Jésus », se trompent donc. Mais, prenons le cas de sa langue araméenne, ne fut-elle pas relative par hasard ? Et son image de Dieu ne fut-elle pas aussi culturelle et relative que sa langue araméenne ? Tout indique que les évêques identifient abusivement nos pauvres idées ou images avec la réalité de l’Infini. Ils affirment, par exemple : « La représentation trinitaire appartient à l’être de Dieu ». Mais le premier Commandement biblique ordonne : Tu ne te feras aucune image de Dieu, ni ne te prosterneras devant elle. »

« La prière est-elle une rencontre avec soi-même ou avec Dieu ? », demandent les prélats sur un ton polémique, comme si un tel dilemme pouvait avoir sa place. Est-ce que quelqu’un peut connaître Dieu, ou le Fond de l’Être sans se connaître, ou se connaître à fond sans reconnaître en lui le « Je Suis » du Buisson Ardent ? Ils n’ont pas lu ou pas compris ce que dit Saint Augustin « Si vous me connaissiez, je Te connaîtrais. », ou ce que dit  Saint Jean de la Croix : « l’Union de l’âme est divine » et « La substance de l’âme est Dieu par nature ». Ou ce que dit le poète stoïcien Cléanthe que Saint Paul cite dans l’Aréopage d’Athènes : « En Lui nous vivons, nous nous déplaçons et nous sommes ». Et Il / Elle / Cela et nous et en tout.

Ils soulignent que la question de fond est de savoir si Dieu est un « tu » personnel ou un être « impersonnel », s’il a un visage concret ou si nous nous trouvons face à un être indéterminé »… Comme si l’expérience spirituelle profonde, qu’elle soit religieuse ou laïque, ne nous conduisait pas justement à transcender radicalement ces catégories – un/deux,  personnel/impersonnel, je/tu – de notre esprit qui donne ce qu’il donne.

Lisez sinon et récitez chaque jour cette belle oraison de l’évêque et théologien mystique Saint Grégoire de Naziance, du IVème siècle : « Ô Toi l’au-delà de tout ! / Aucun mot ne t’exprime, aucun esprit qui te comprenne. / Tous les êtres te célèbrent. / L’universel désir, le gémissement de tous aspire vers toi. / Tout ce qui existe te prie /et vers toi tout être qui sait lire ton univers / fait monter un hymne de silence. Tu n’es ni un seul être, ni l’ensemble de tous. / Comment T’appellerais-je si tu as tous les noms? Oh Toi, le seul qu’on ne peut nommer ! » Il savait ce qu’il disait : l’Indicible, le Un sans le deux,  le Feu et l’Être de tous les êtres. Comme le sut Jésus pendant tant de nuits de silence et de solitude, de Paix subversive, et c’est pour cela qu’il nous dit : « quand vous prierez, ne vous perdez pas en paroles ».

Cessons là tant de palabres. Submergeons-nous, nus, dans le Silence, la Réalité ou la Présence. En Dieu ou dans l’Infini, où la soif profonde nous guide, au-delà des schémas, des images et des prières. Au-delà de nos idées, de nos croyances et de nos doctrines.

(15 septembre 2019)

Traduit de l’espagnol par Dominique Pontier