Prier sans croire en un dieu théiste

On entend par “théisme” la croyance en un dieu-entité métaphysique suprême, créateur omnipotent, extrinsèque au monde, qui y intervient à souhait. Un dieu auquel une majorité croissante de notre société ne peut plus croire, qu’elle ne peut plus prier.

Mais qu’est-ce que prier ? Le mot vient du latin precari (supplier, implorer, demander) et remonte à la racine indo-européenne prek (supplier). De là vient également le mot précaire (instable, éphémère, transitoire). Tous les êtres sont radicalement précaires : contingents, dépendants, ayant besoin d’un autre. Et nous, les humains, en avons une conscience aiguë.

Nous dépendons de l’air que nous respirons, de l’eau que nous buvons, du feu qui nous réchauffe, de la terre qui nous nourrit, de la main qui nous tient, du regard qui nous affirme et nous console. Nous dépendons de l’univers tout entier. Tout, dans l’univers, dépend de tout, de l’onde ou de la particule aux innombrables galaxies en expansion. L’univers est un réseau fécond et infini de dépendance mutuelle créative. Les enfants sont grâce aux parents, mais les parents sont aussi grâce aux enfants. Nous sommes tous grâce à tout ce qui est. La précarité est un aspect de la communion universelle.

Cette conscience – au sens large et non exclusivement humain – de la précarité dépendante se traduit par la prière : supplication et gratitude, reconnaissance et plainte, célébration et regret. La prière est l’expression multiple du réseau relationnel infini d’interdépendance qui nous constitue. Prier, c’est dire en profondeur notre précarité et notre relationnalité universelle constitutive. L’existence devient une chaîne de prière universelle.

Tout ce qui existe prie, exprime la grâce d’être grâce à tous les autres et le besoin de tous pour pouvoir continuer d’être. Le silence du désert et le murmure du vent dans la forêt prient. Le soleil et la lune, les étoiles et les planètes de l’univers prient. La fontaine et la rivière prient. Les oiseaux et tous les animaux de la terre et des autres planètes habitées prient. Les enfants d’Haïti et les mères de Gaza prient. Les mots, les gestes corporels, le silence profond prient. Toute prière naît du silence et y conduit, et dans ses profondeurs, nous écoutons et répondons.

Prions-nous Dieu ? Cela dépend de ce que nous entendons par Dieu. Nous ne prions pas un dieu-entité suprême, pour qu’il fasse arriver quelque chose qui autrement n’arriverait pas ou pour qu’il empêche que se produise quelque chose qui autrement arriverait. Une telle prière contredirait notre être profond en communion. Or, d’innombrables croyants prient encore Dieu pour des causes opposées : l’un demande le soleil tandis que l’autre voudrait la pluie, l’un prie pour la victoire de son armée tandis que l’autre le fait pour sa défaite, l’un le remercie de l’avoir guéri d’une maladie dont l’autre finit par mourir. Et ainsi de suite. Une telle prière n’a aucun sens pour qui ne croit pas en un dieu “théiste”, un dieu extérieur omnipotent à la volonté changeante, qui parfois intervient et parfois n’intervient pas. De nombreuses personnes qui ont prié profondément, même si elles partageaient un imaginaire culturel théiste, se sont senties obligées d’aller au-delà de la prière théiste. Par exemple, Jésus a dit : “Quand vous priez, ne rabâchez pas… Votre Père sait ce dont vous avez besoin avant que vous ne le lui demandiez” (Mt 6,7-8). Et Meister Eckhart (vers 1262-1328) a enseigné : “Lorsque je ne prie pour personne et ne demande rien, c’est alors que je prie de la manière la plus vraie”. Le silence profond est l’expérience la plus profonde et son expression plénière.

Avec ou sans paroles, que nous le sachions ou non, tout notre être prie pour tout. Plus encore. Tout ce qui est, qu’il le sache ou non, est pure expression de son être relationnel avec tout. Tout prie tout. L’être, dans son essence, est prière. Tous les êtres nous prient : ils nous remercient, nous implorent, nous font confiance, nous invoquent, nous appellent. La communauté vivante de la Terre et du cosmos tout entier est une prière sans fin sous toutes ses formes. La Réalité illimitée est, à la base, une liturgie cosmique qui s’étend du cœur de l’atome à l’univers/multivers sans fin. L’univers entier est une prière, une éternelle communion d’intercession universelle. Notre prière consiste à unir notre être précaire et priant à l’être précaire et priant de la réalité universelle. On pourrait aussi dire que l’univers est une prière poétique ou un poème liturgique créatif (poiein en grec signifie “créer”), comme le poème de la création de Gn 1 : “Dieu dit : ‘Que cela soit’, et cela fut”.

Et Dieu ? Dieu en tant que Profondeur Source, Souffle de vie, Relation créative ou Créativité relationnelle est la prière profonde de tout ce qui existe à tout ce qui existe. Dieu nous prie en toute chose. Au fond, notre prière consiste à nous unir à la voix et au silence poétique, créative, de la prière de Dieu. C’est ainsi que notre prière devient créatrice du Dieu qui nous crée.

José Arregi (publié sous le titre « Prier Dieu sans croire à sa ‘toute-puissance’ », dans Témoignage Chrétien, n° 4045 du 8 février 2024, p. 7)