Préface

Ami, amie, lecteurs : les pages que je vous présente sont bien davantage que des réflexions judicieuses, documentées et d’actualité sur la spiritualité. Elles sont le témoignage réfléchi d’une vie entière . Ce sont les mots d’un témoin. Elles irradient un souffle vital.

Félix Placer, un homme libre et engagé, qui, à 84 ans, continue à faire rayonner lumière et vigueur, traduit avec des mots réfléchis l’esprit qui a animé toute sa vie : sa quête permanente, son engagement socio-politique courageux, son amour du peuple, sa consécration à la communauté ecclésiale, avec une profonde fidélité critique. Une longue existence vécue à fond. Et quoi d’autre est la spiritualité sinon une vie vécue à fond, c’est-à-dire, avec de l’âme et du souffle ?

Bien que ce ne soit pas le propre du style littéraire d’une préface, je vais vous indiquer les traits fondamentaux de la spiritualité que rayonnent les pages de ce livre. Prenez-les comme clé de lecture.

Une spiritualité en exode et en voyage. Une spiritualité itinérante qui trace le chemin en marchant. Nous vivons une époque d’une profonde transition culturelle, et celle-ci requiert des transformations non moins profondes dans toute la structure institutionnelle des religions traditionnelles, du christianisme catholique en ce qui nous concerne. La spiritualité ne s’attache pas à des paysages et des chemins rebattus, aux paradigmes traditionnels de compréhension et de conduite. Elle n’exclut aucun chemin ni forme, mais ne se lie non plus à aucun passé. Elle écoute l’appel de l’Infini à Abraham : « Laisse la terre de tes ancêtres, pars vers la terre que je t’indiquerai » ¸ Et mets-toi en chemin vers un autre pays, la terre de tous, la terre animée par le souffle de la vie toujours renouvelée.

Une spiritualité en dialogue. La spiritualité ne dépend pas de dogmes immuables ni de vérités absolues. Elle n’est prisonnière d’aucun crédo ni code, d’aucune lettre qui tue. Elle ne méprise pas son propre terroir, où le souffle prit forme, mais ne le considère supérieur à quelconque autre forme, puisqu’elle se sait animée par le même élan. L’Esprit est universel et souffle où il veut. Ainsi, la spiritualité est ampleur de volonté et de vue pour offrir à autrui et recevoir de lui le même esprit qui nous anime tous.

Une spiritualité engagée. La réalité que nous sommes et dans laquelle nous vivons est marquée par une limitation radicale et une douloureuse conflictualité. Mais elle est ouverte, rien n’est clos. La réalité entière revêt un caractère prometteur. Tout ce qui est est potentialité d’un plus. La spiritualité est cette confiance au caractère prometteur de la réalité, au milieu de sa finitude et de ses petites et grandes luttes quotidiennes. La spiritualité est confiance fondamentale, qui se traduit par un engagement de solidarité – généreuse, risquée, confiante – pour que personne ne soit exclu de la promesse universelle.

Une spiritualité politique. Impliquée effectivement dans la « chose publique », locale et globale, avec ses concrétions personnelles et institutionnelles. Une spiritualité pacifique et subversive, contemplative et transformatrice. Une spiritualité qui allie la mystique de la communion universelle et l’engagement actif libérateur. Une spiritualité libre de toute domination et libératrice de toute oppression.

Une spiritualité écologique. L’Esprit « qui planait sur les eaux primordiales » inspire le prophète et le chant des oiseaux, respire dans la végétation, anime l’eau et la pierre, habite le cœur de l’air et de la flamme, vibre dans la particule et dans l’onde. L’Esprit est l’énergie qui meut toutes les énergies, il est la matrice originelle au-delà de tout dualisme esprit-matière et de tous les autres dualismes. L’Esprit est la créativité qui induit l’émergence des forces nouvelles, il est l’autocréativité du cosmos. Une spiritualité écologique est une spiritualité qui contemple l’univers comme relation infinie de toute chose avec le tout, et nous incite à nous sentir et à nous conduire courtoisement et respectueusement comme frères et sœurs de tous les êtres.

Une spiritualité trans-religieuse. Nous avions cru que la spiritualité est le monopole des religions, mais, aujourd’hui, avec beaucoup de siècles de retard, nous découvrons qu’elle ne le fut jamais, et nous nous en réjouissons. L’horizon s’ouvre, le cœur s’élargit. Les religions – y compris le christianisme – ne sont que des systèmes symboliques, langages, formes culturelles contingentes, changeantes et toujours provisoires. Nous assistons aujourd’hui à la crise radicale, peut-être finale, de l’échafaudage conceptuel et imaginaire des religions traditionnelles. Elles appartiennent à un paradigme caduc. Il arrive la même chose à l’idée et la représentation monothéiste de « Dieu » comme Être Suprême, Créateur et gouvernant universel ; sur lui  – par les médiateurs sacrés qu’étaient ses représentants – reposait tout le système religieux et social. Il était le garant de la vérité et du bien. Dans la cosmovision scientifique et philosophique d’aujourd’hui – d’abord dans l’occident européen, mais de plus en plus dans le reste du monde, au fur et à mesure que se généralise l’accès à l’Université – il n’y a plus de place pour l’Etre Suprême qui pense, choisit, ordonne, récompense et châtie.

C’est ainsi que les religions se trouvent, à notre époque, devant un défi historique : ou bien nous consentons à transformer radicalement notre façon de comprendre et de pratiquer les religions traditionnelles, en nous laissant inspirer par l’esprit plus que par la lettre, ou bien nous nous résignons à ce que les religions  – christianisme compris – soient réduites à des bastions sociaux et culturels, jusqu’à ce que, plutôt tôt que tard, elles s’éteignent, leur leg spirituel d’origine tombant dans l’oubli.

Quelle que soit la voie que prendront les religions – les Eglises chrétiennes, dans notre cas – il me semble urgent que la société occidentale et toute l’humanité, si nous voulons survivre, nous cherchions, réinventions et prenions soin de formes, lieux et temps pour pratiquer, individuellement et collectivement, le silence, la paix, le respect, la respiration. Et appelons cela comme nous voudrons : spiritualité, intériorité, sagesse vitale, qualité humaine profonde…

C’est à cela que nous convient les pages qui suivent. Je salue, donc, avec plaisir et gratitude, ce témoignage vital et cette réflexion épurée, testamentaire, de notre ami Félix Placer.

(In : Hacia un dialogo entre espiritualidades, Félix Placer, Ed. Tirant Humanidades, Valencia 2021)

(Traduit par François-Xavier Barandiaran)